mercredi 31 octobre 2007

La Beqaa

En arabe, la Beqaa signifie « tachetée », référence à la vocation agricole de cette région coincée entre le Mont Liban et l’Anti-Liban qui confère au paysage l’aspect d’une marqueterie colorée de champs et de vergers. Qu’on l’appelle plaine, plateau ou vallée, la Beqaa a toujours été un lieu de transit, de commerce et de trafics. Cette année encore, la récolte de hashish profite, paraît-il, de l’absence relative de l’armée occupée, dans le Nord, à « nettoyer » le camp Palestinien de Nahr el Bard de la présence du groupe Fatah al Islam – opération qui s’est soldée par ailleurs de lourds dommages collatéraux pour les civils mais c’est une autre histoire.

F et son mari m’invitent à passer le week end à Karak, un village de la Beqaa où elle possède une maison de famille. Elle n’y a pas vécu longtemps. Son père, agent d’Interpol, avait raisonnablement préféré déménager la famille dans une autre région pour éviter que sa progéniture ne côtoie de trop près les gros bonnets du trafic de hashish, proies potentielles du papa. Le père de F est décédé et sa fille reste attachée à leur grande maison blanche et à son jardin désormais délaissé, où vivotent un arbre à Kaki et quelques roses.
Nous avalons un copieux petit déjeuner de knefé (délicieux dessert à base de kadaif et de fromage), avant d’attaquer le mont Sannine qui culmine à 2600 m d’altitude. Sur le chemin fleurissent des crocus translucides, des chardons jaunes paille et quantités de douilles rouges, vertes et bleues, sinistres traces des trop nombreux chasseurs qui se sont donnés rendez-vous dans la montagne tôt ce dimanche. Ça pétarade de partout.
D’autres douilles métalliques sont plus anciennes. Elles datent peut-être de la guerre civile, lorsque les batteries de l’armée syriennes encerclèrent la ville de Zahlé tenue par les Forces libanaises (milice chrétienne).

Le vent souffle sur les crêtes. Au loin, émergent des montagnes bleutées : le Golan syrien à gauche et l’israélien à droite (l’Etat hébreux occupe ces hauteurs depuis 1967). En 1983, en pleine guerre civile libanaise, une parente du mari de F, française et franciscaine, réussissait à passer la frontière aujourd’hui fermée entre le Liban et Israël. A l’age de 60 ans, la religieuse avait quitté sa Normandie pour marcher jusqu’à Jérusalem en traînant une petite charrette derrière elle. Auparavant, en 1948, un parent de F, commerçant entre Beyrouth et la Palestine s’était trouvé quant à lui coincé dans la tourmente du conflit israélo-arabe. Jamais il n'est rentré de son voyage d’affaire. J’écoute ces récits de famille qui rendent les guerres plus humaines et plus inhumaines.
Dans l’azur, deux traces blanches parallèles signalent le vol totalement illégal d’avions militaires israéliens au dessus du territoire libanais. Après un large virage, ils disparaissent à l’horizon. En bas, les carabines se sont tues. Tous les chasseurs rentrent à la maison. Nous, au sommet, on écoute le silence et le murmure de nos pensées.

Avant de quitter la Beqaa, une visite s’impose : la tombe de Noé, à Karak (oui oui, le Noé du Déluge est enterré au Liban, même si son arche a échoué sur le sommet du mont Ararat en Turquie). Enfant, je chérissais particulièrement ce prophète barbu, sauveur de nos amis les bêtes, que j’assimilais facilement à un héros de Walt Disney (je m’étonne d’ailleurs que les célèbres studios américains n’aient pas encore transformé en dessin animé cet épisode de la Genèse avec son incroyable potentiel animalier. Imaginez Gros minets et Titis cote à cote dans les soutes de l’arche, Speedy Gonzales vibrionnant sur le pont et les Trois petits cochons perchés en haut du mat pour échapper au Loup garou…). Il faudra tout de même que je relise la Bible pour vérifier un détail : quelle est la taille de mon héro favori sachant que sa tombe à Karak mesure 20 mètres de long sans compte que son corps est plié en chien de fusil à l’intérieur du cercueil. Aucun doute, Noé est un grand bonhomme.

Mieux que l’Arche de Noé, dans une famille de la Beqaa, vivent sous le même toit, Lahoud, Geagea, Chirac et Bachar… Maziad Oqla, père de neuf enfants a en effet donné à ses fils les noms d’hommes politiques célèbres, libanais, français et syriens, dont certains sont de farouches ennemis (Lahoud et Geagea ou Chirac et Bachar al Assad). L’une des filles de ce fermier se prénomme Irhab (terrorisme) ayant eu l’heur ou le malheur de naître peu après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Hariri. Quant à l’enfant à naître, le père de cette étrange famille attend l’élection du prochain président pour choisir son prénom. Et si jamais, faute d'accord entre majorité et opposition et comme le prédisent les oiseaux de mauvais augures, le Liban se retrouvait avec deux chef d'Etat, comment s'appellerait le benjamin des Oqla ?

mardi 30 octobre 2007

la visite

Que vous soyez l’hôte ou l’invitée, mieux vaut connaître les usages pour éviter les impairs. Sitôt arrivé, on s’enthousiasme :
« Où étais-tu ? Pourquoi t’es-tu cachée ? Tu me manquais ma chérie… » Même si la dernière rencontre date de la veille.
La visite commence par un verre d’eau, de jus de mûre ou de grenade. Viennent ensuite les gâteaux, les fruits les dragées et enfin le café amer ou sucré. Servir d’emblée le café est une faute de goût. Cela signifie grosso modo : « faudrait pas que tu t’éternises ». Devant l’abondance des mets, il est de bon ton de s’excuser pour le dérangement. L’hôte répondra alors : « se déranger pour toi me procure du repos »
Et ainsi de suite.
Si vous renversez par inadvertance le café, ne vous inquiétez pas, ça porte bonheur.
Si vous pensez partir, prenez de l’avance car les adieux durent…
Au moment du départ, chacun soupire, se promet de se revoir dès la semaine prochaine tout en se disant en son for intérieur que, vu le planning, ce ne sera pas possible. Mais au Liban, on ne dit jamais non à une invitation. Au pire, on annule.

vendredi 26 octobre 2007

14 ou 8

Lundi, le chauffeur du taxi collectif est nerveux. Sa femme vient d’avoir des triplés. Son slalom sur l’avenue Sami es Sohl projette violemment tous les passagers de la banquette arrière un coup à droite, un coup à gauche.
Tu es Française ? me lance-t-il
Oui,
Bon alors tu paies le tarif normal, mais si tu venais d’Amrika, je te ferais payer dix fois le prix de la course ! S’esclaffe-t-il.
Souvent les Libanais qui disent Amrika n’aiment pas les Américains. Les autres prononcent AmErika. Au Liban, la polarisation est extrême : on est pour ou contre. Surtout quand il s’agit des Américains. Mais la ligne de clivage exacte oppose d’un côté la majorité pro-occidentale (France-USA-Arabie saoudite) alliance du Courant du futur (sunnite) de Saad Hariri, des Forces libanaises (chrétiennes) de Samir Geagea et du PSP (druze) de Walid Joumblatt ; de l’autre les mouvements chiites du Hezbollah de Hassan Nasrallah et Amal de Nabi Berri, alliés au Courant patriotique libre (chrétien) de Michel Aoun qui se rangent aux côté de la Syrie et de l’Iran. En fonction des dates auxquelles chaque camp a mobilisé ses supporters en 2005, on appelle les premiers les 14 mars et les seconds les 8 mars. Telle est la grille de lecture dominante qui dessine deux Liban radicalement opposés. Alors même si les députés, ou plutôt les chefs des camps, parviennent à se mettre d’accord sur le nom d’un président de consensus, comment convenir d’un gouvernement et d’une politique à partir de ces visions antithétiques du pays ? Indubitablement, monchauffeur(ard) ce lundi est pro-8 mars.

Mardi, le chauffeur du taxi collectif est une…femme. Elles sont dix sur sexe faible pour tout le Liban. Quand le passager descend du véhicule, elle dit Allah marak (Dieu soit avec toi). Elle est favorable au 14 mars.

Mercredi, le chauffeur de taxi collectif s’appelle Hassan. Electricien de formation, originaire de Baalbek il n’a trouvé de travail ni dans sa branche ni dans sa région, alors il enchaîne les courses pour gagner quelque 20 dollars par jour à Beyrouth. « Mais ça va, j’ai la santé, se console-t-il en plus, il y a la mer pour aspirer mes soucis ». Histoire de me convaincre, il se déroute vers la corniche. Au bout de quelques allées et retours les yeux scotchés sur le bleu de la méditerranée, on est d’accord pour reconnaître la valeur thérapeutique du front de mer. S’il réserve ce traitement à tous ces clients, ça ne m’étonne pas qu’Hasan ait du mal à boucler ses fins de mois. Devant la beauté du paysage, j'ai oublié les clivages politiques.

Jeudi, je ne veux pas prendre le taxi collectif. J’ai répété chez moi la mimique adéquate à partir de mes observations quotidiennes des piétons libanais : dès que le klaxon du taxi vous interpelle, adopter un air de mépris souverain, lever énergiquement le menton en haussant les sourcils et fermer quelques secondes les paupières. En principe ça marche. Vous signifiez ainsi: je préfère marcher, un propos difficilement audible à Beyrouth où l'on prend son 4x4 pour aller chercher une pomme chez l'épicier du coin.

lundi 22 octobre 2007

Istanbul – Fragments

L’onde scintille dans sa robe lamée
Le flot engloutit la fin de la journée
A l’horizon s’effiloche un nuage, écharpe écarlate
Ses franges se perdent dans les cieux violacés
Les mosquées opalescentes disparaissent
Seules demeurent leurs corolles éclairées
C’est la fin du monde, chuchote mon amoureux
Je goûte le sel d’une larme
Premier soir et premier matin à Istanbul.

Les pêcheurs lancent leurs lignes du pont Galata
Les bateaux se frôlent sur le Bosphore
Au bord de la Corne d’or, le poissonnier vend à la criée ses maquereaux, sardines et rougets
Quand il hurle les prix
Il infléchit sa voix et l’on dirait qu’il psalmodie
Assis sur de minuscules tabourets
On partage un sandwich ou une friture
On se rince la bouche au jus de grenade
Et l’on fait tinter nos cuillères sur les bords en bulbes de nos verres à thé
Les mouettes jalouses rient de nos baisers

Les muezzins s’époumonent
Allah Akbar
La salle de prière déborde dans la rue
Le croyant s’agenouille.
A Eyüp, le silence et le voile sont de rigueur face aux reliques saintes :
L’empreinte du prophète, le tombeau de son compagnon
dans leur écrin de céramiques bleu et rouge
Pourquoi si peu de femmes et tant d’hommes à l’heure de la prière?
Au son du nay et du tambour, le derviche tourne une main vers le ciel et l’autre vers la terre
Il se détache de son ego, communie par sa danse avec l’Unique
Sourire extatique
L’amour que l'on porte à quelqu'un est-il le reflet de l’amour divin
En s’approchant de l’un apprivoise-t-on l’autre?

Dans le passage souterrain de Karakoy
Les marchands vendent des armes automatiques pour 25 000 lires
Elles semblent vraies mais sont fausses
Seuls les adultes se pressent pour « essayer » ces joujous inutiles
Au beau milieu du souk des hommes âgés ploient sous la charge
Sacs de jutes, de plastiques, caisses, barriques
Les marchands vantent le fromage jaune de Kars et le blanc sec en forme de tresse d’Urfa.
Mon amoureux est un gourmand qui aime la vie et ne résiste ni aux abricots secs, ni aux pistaches, ni aux kakis sucrés, ni aux simits saupoudrés de sésames que relève le goût aigre d’un Ayran bien frais.
Mon amoureux est vigilant. Quand un taxi jaune poussin, un car de touristes, un 4x4 prétentieux passe en trombe, voire même se déporte pour faucher la piétonne distraite, il fonce et l'on se sent soudain soulevé, sauvée ! Sa nonchalance est une feinte. Il capte tout, y compris le clin d’œil égrillard d’un vieux turc ou le sourire appuyé d’un marchand de tapis… « Je suis un renard de surface », m’a-t-il dit un jour en souriant.

A Istanbul, je lis un livre sur le pardon dans la collection Autrement. Deux citations me fascinent. La première me rend optimiste, la seconde me décourage...

« Tout mal commis par l’un est mal subi par l’autre. Faire le mal, c’est faire souffrir autrui. La violence ne cesse de refaire l’unité entre mal moral et souffrance. Dès lors toute action, éthique ou politique, qui diminue la quantité de violence exercée par les hommes les uns contre le autres diminue le taux de violence dans le monde. Que l’on soustraie la souffrance infligée aux hommes par les hommes et on verra ce qui restera de souffrance dans le monde ; à vrai dire nous ne le savons pas, tant la violence imprègne la souffrance » Paul Ricœur

« Il est bien possible qu’un pardon pur de toute arrière-pensée n’ait jamais été accordé ici-bas, qu’une dose infinitésimale de rancune subsiste de fait dans la rémission de toute offense : tel cet impondérable calcul, tel ce motif microscopique d’intérêt propre qui subsistent en cachette dans les souterrains du désintéressement.
Le pardon est une limite dont on se rapproche asymptotiquement sans jamais l’atteindre en fait »
Vladimir Jankélévitch

Pendant cette semaine stambouliote, une seule information de France filtre notre cocon amoureux : Nicolas et Cécilia Sarkozy ont divorcé.

L'hirondelle de Byblos

Tant de mythes hantent les ruines de Byblos. Adonis y agonise et son sang s’égouttant sur la terre fertile se transforme en mille bouquets d’anémones.
L’histoire d’Isis et d’Osiris m’interpelle parce qu’elle met en scène une hirondelle, cet oiseau qui me sert de pseudo depuis le début de mon blog. La fable est rapportée par Plutarque au 1er siècle après JC. Il était une fois Osiris tué par Seth, un dieu égyptien. Sa dépouille est placée dans un cercueil de bois jeté sur le Nil. Emporté par le courant, le cercueil échoue dans les racines d’un tamaris à Byblos. Le roi local Malcandre décide de couper l’arbre pour soutenir le toit de son palais. Entre-temps, la belle Isis a retrouvé la trace de son défunt amant grâce à ses dons divins et pénètre dans le palais du roi Malcandre, métamorphosée en hirondelle. Chaque jour, elle volette amoureusement autour de la colonne avant de reprendre forme humaine et de s’effondrer en larmes au bord d’une fontaine. La reine s’émeut de son chagrin et l’aide à récupérer le tronc de tamaris avec le cercueil d’Osiris. Une histoire d’amour, de mort, de deuil impossible tant que l’on ne retrouve pas le corps du disparu… Elle résonne pertinemment sur cette terre libanaise où tant de personnes ont « disparus » pendant et après la guerre civile de 1975-1990. Je me souviens d’une femme dont le mari kidnappé par une milice n’avait jamais été retrouvé. Elle n’était ni veuve ni épouse, juste seule et perdue. Pendant plus de vingt ans, à chaque annonce de libération de prisonniers, cette femme espérant retrouver son mari achetait des fleurs et se rendait chez le coiffeur. Elle participait à un sit-in dans le centre ville avec d’autres épouses ou mères de « disparus », tenant en main ce qui leur restait du passé : un portrait que certaines avait retouché avec le logiciel photoshop afin de vieillir un peu les traits de l’être aimé. Elles « voletaient » elles aussi autour d’un palais, celui de l’Escaw pour tenter d’obtenir un appui international dans leurs recherches. De leur côté, les responsables politiques libanais n’ont jamais vraiment traité la question, essayant au contraire de l’enterrer à coup de commissions d’enquête aux conclusions floues et parfois sciemment mensongères. De l’argent fut même proposé en échange d’une signature comme quoi les familles de disparus reconnaissaient le décès de leur proche. Ces femmes tenaces et courageuses qui manifestaient en plein centre ville alors que l’occupant syrien était encore présent me font penser à la fidèle Isis. Elles n’ont malheureusement jusqu’à présent jamais trouvé de reine qui, comme dans la fable de Plutarque, les écoute et accède à leur demande d’enquête.
Quant à mon pseudo l’hirondelle, c’est mon amoureux qui me l’a offert avant mon départ. En principe, une hirondelle revient et ne va pas établir définitivement son nid au Moyen-Orient…Pour le moment, je le rejoins d’un coup d’aile une semaine à Istanbul.

vendredi 19 octobre 2007

Ali le teinturier

Quand il fait 25 à 30° C dehors, la température frôle les 40° C dans son pressing ; À son accent traînant, j’ai supposé qu’il était d’origine syrienne. Tard le soir, Ali s’agite au-dessus des chemises et pantalons en maniant le fer à repasser comme un escrimeur son épée. Le fer, qui pourrait tout à fait trouver sa place dans une brocante normande, ressemble à celui avec lequel ma grand-mère dans le Nord nous préparait ses fameuses tartines à la cassonade : on prend une épaisse tranche de pain, on la beurre généreusement, on ajoute une couche de cassonade et on recommence avec une autre tartine pour former un sandwich que l’on presse sous le fer chaud. C’est un délice et une digression que seul peuvent excuser mon exil et un instant de nostalgie régressif.
Bref, mon voisin Syrien habite depuis vingt-cinq ans une pièce unique contiguë à son pressing où il dort et dîne. Le décor est sommaire : un matelas par terre, un frigo de guingois, un vieux buta et une télévision flambant neuve qui diffuse à toute heure les programmes d’Al Manar, la chaîne du Hezbollah. Ali a le mal du pays mais n’a pas « sa carte » (celle du Baath, le parti au pouvoir). Pour le boulot ça pose problème. Il me tend une cigarette et une cuillère pour que je touille moi-même le café qui accompagne toute bonne conversation. Lui se dépêche de finir la pile de linge pour rentrer le soir à Iblid, au Nord de la Syrie, où il va fêter l’Aïd (fin du Ramadan). Me sentant mal à l’aise dans sa chambre, il transbahute tout l’attirail dans le pressing et me rassure : « tu sais je suis un bon musulman »...
Je profite de l’ouverture pour savoir à quelle communauté précisément il appartient observant que la figure du leader chiite Nasrallah est accrochée au dessus de sa literie, là où chez ma grand-mère (celle du Nord qui preparaıt les tartines a la cassonnade) accrochait un crucifix.
Non je ne suis pas chiite, répond-il laconique
Sunnite ?
Non !
Alaouite ?
Non !
Druze ?
Non !
Devant mon air interloqué, Ali récite la Fatiha : « Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohammed est son prophète. » Autant pour moi.

Un œnologue canadien à Beyrouth

Son fil rouge à lui c’est le vin. Professeur d’œnologie au Canada, né en France dans le sancerrois (tout de même !), Jean-Luc s’offre lui aussi une année sabbatique pour visiter les vignobles de Georgie, d’Arménie, de Turquie, de Syrie, du Liban… Rencontré à Damas début octobre, je le retrouve à Beyrouth après sa tournée des caves libanaises. Ses questions ressemblent à celle d’un médecin qui établit son diagnostic : « tu préfères le blanc ou le rouge ? sec ou fruité ? » Nous voyageons quelques instant à travers à les terroirs français (Chablis, Sancerre, Irancy) avant qu’il ne sorte un carnet où figurent ses appréciations et notes. « Pour toi, je dirais : chez Wardi, la perle du Château qui a une belle densité, le Château Kefraya mais attention ni 2001, ni 2002 ! Quant au Brétèche 2006 c’est SVNIV c’est-à-dire sans vice ni vertu… Le Blanc Perle des caves de Kouroum exhale une odeur de compote de pomme et le Rosé d’amour 2005 tu oublies ou alors juste pour la couleur ! »
Jean-Luc parle bien des vins et encore mieux des hommes. En particulier de ce propriétaire du Clot Saint Thomas, qui sort 45 000 bouteilles par an sans jamais avoir suivi d’école d’œnologie. « Saïd Touma travaille exclusivement au goût, explique Jean-Luc admiratif, il ne comprend ni le français ni l’anglais et comme je ne pige pas l’arabe on a parlé à travers la dégustation. » Chaque soir le viticulteur libanais sort une bouteille de sa cave, qu’il déguste en regardant la lune. Un nectar que justement le Canadien avait qualifié de vin de méditation dans son petit carnet. Avant de quitter Beyrouth, Jean-Luc me laisse deux bonnes bouteilles. Paraîtrait que je lui rend ainsi « service » parce qu’il ne peut les transporter.

mardi 9 octobre 2007

Week end dans une famille libanaise

Son sourire éclaire un visage aux traits réguliers, aux sourcils bien dessinés qui parfois se ferme comme assailli par une infinie tristesse. J’ai connue Antoinette Chahine en 2000, à Paris.
Ex-prisonnière d’opinion adoptée par Amnesty International, elle venait remercier tous ceux qui avaient écrit des lettres par milliers pour demander sa libération. Mais que l’on soit prisonnière politique ou de droit commun, devient-on vraiment« ex » à l’issue d’une longue détention.
Elle avait 20 ans, au moment de son arrestation. Un procès manipulé, scellé par une condamnation à mort, commuée en prison à perpétuité. Petite dernière choyée d’une famille de Byblos, la jeune fille s’est réveillée en plein cauchemar à la prison de Baabda. J’ai visité ce centre de détention pour femmes, sans fenêtre, ni cour. Faute de place, les prisonnières, toutes peines et tous âges confondus, – y compris des mineures - dormaient tête-bêche. Antoinette se souvient d’une prisonnière en stade terminal de cancer et d’une autre quotidiennement en état de manque… Grâce à une mobilisation internationale, mon amie a bénéficié d’un nouveau procès dont elle est sortie acquittée. Après cinq ans au trou.
En France, elle a multiplié les conférences où son témoignage poignant émouvait aux larmes les militants de mouvements contre la peine de mort. Moi, je me demandais si cette répétition de son passé douloureux ne la maintenait pas dans une autre prison : son statut de victime. Où se trouvait la personne Antoinette Chahine. Certes, à Paris, elle suivait des cours de français mais semblait toujours focalisée sur un seul sujet. J’ai honte aujourd’hui, mais je m’agaçai presque - même tout à fait je plaide coupable – de l'exposé qu’elle avait choisi de présenter en classe et pour lequel j’avais proposé mon aide. C’était un plaidoyer de Victor Hugo contre la peine de mort. Impossible de l’emmener au cinéma. Difficile de la sortir du militantisme. J’avais oublié le baume du temps et la nécessité pour cette jeune femme de donner du sens à ces cinq années volées. Antoinette a fini par rentrer au Liban où elle a épousé un ami d’enfance, frère des deux maris de ses sœurs. Tout ce petit monde habite un mouchoir de poche à Byblos et possède des maisons d’été dans la montagne… également contiguës ! Chaque semaine, ils retrouvent chez l'un ou l'autre pour le déjeuner dominical, autour de la mama sauf un frère milicien Force libanaise exilé en Australie. Un cocon protecteur contre le malheur.
Joseph, le mari d'Antoinette est nettement plus âgé qu'elle. Il travaille comme surveillant général payé 700 dollars par mois. Pour compléter ce maigre salaire Zouzou (c'est le surnom de tous les Joseph au Liban) construit des cheminées et entretient un vaste verger où poussent avocats, bananes, mangues, tugnella et un fruit à la chaire blanche et suave qui ressemble à une grenade (l’arme pas le fruit). Leurs poules fournissent les œufs, les ruches du miel et les vignes une piquette !
Après quelques nuits beyrouthines dans les bars enfumés en compagnie de poètes et d’esthètes, ce climat familial est apaisant. Levées tôt, Antoinette et sa mère s’affairent autour du repas : pistaches, tabboulé, salade de thym, hommos, kebbé nayé (tartare d’agneau cru aromatisé et mélangé avec du bourghoul), brochettes de poulet. Trois ou quatre heures de préparation pour ces mets si vite engloutis. L’opiniâtreté des cuisiniers dépensant tant d’énergie et de temps pour un combat perdu d’avance m’a toujours impressionnée. La ménagère coupe, découpe, pétri, épluche, sépare le blanc du jaune… Mais bientôt, notre tube digestif ingrat réduit à néant ces compositions savantes, notre estomac transforme en bouillie ce travail méticuleux. Tout ceux qui préparent les repas sont des Sysiphe admirables d’abnégation. '(Serais-je en train de concoter une plaidoirie pro domo afin de m’absoudre de mes piètes talents de cuisinières…)
Après le mezzé trop copieux, le temps s’écoule entre café, thé, fruits, jus, Zouhourat (tisane) distillant ce léger ennui des chaudes après-midi sans sieste, sans conversation particulière, juste le bonheur tranquille d'être en famille.

Individualisme et communautarisme

Une amie journaliste souligne le manque de solidarité dans le travail au Liban. Dans un hôpital où les salaires n’étaient plus versés, son journal a mis trois mois pour trouver un salarié qui accepte de témoigner. Aucun mouvement de grève, pas la moindre pétition. Impensable pour une Française ! Quand enfin le reportage sur ce conflit social fut publié, les salaires ont immédiatement été versés.
Cette amie est une laïque convaincue. Sur sa voiture, un autocollant affiche clairement ses convictions : « no confession ». L’autre jour, elle l’a retrouvé complètement rayée, un doigt malveillant et peu démocrate ayant tracé sur la poussière du pare-brise : « I love confession ». Désormais, lorsqu’elle se rend dans certain quartier, mon amie prend soin de cacher le titre de son journal favorable à une décommunautarisation politique. « Je n’ai pas les moyens de me payer une autre voiture ! »
Drôle de pays où l'on conjugue un individualisme exacerbé et un communautarisme toujours vivace.

Capitale culturelle

En 2008, Damas sera la capitale culturelle du monde arabe. Pour faire honneur à cette distinction, elle se refait une beauté : on repave la place Al Azmé, on restaure un hammam ottoman, on nettoie la Barada. Jusqu’à ce jardin ouvert à côté de la citadelle, véritable Eden, minuscule Giverny avec ses gerbes violettes, mauves, blanches soigneusement entretenues. Une plaque à l’entrée explique les buts de cet espace vert : permettre à chacun de se rencontrer, sensibiliser le passant à l’écologie, et l’initier à la botanique… Le couple d’amoureux que je vois s’embrasser discrètement derrière le cédrat se fout pas mal de ces explications sentencieuses! La plaque d’information me semble déplacé, presque indécente. Elle dépouille le lieu de sa magie, comme une explication de texte ôte tout le suc d’une poésie.

vendredi 5 octobre 2007

A l'heure de l'Iftar

Le ciel s’est couvert. Un immense nuage noir filtre les ultimes rayons du soleil. En cette fin d'après midi, la lumière automnale dore les minarets de la mosquée des Omeyyades. Le long de ses murs séculaires, le petit peuple patiente. Un repas gratuit est distribué pour l’iftar. Impatients, titillés par la faim, des jeunes insultent les policiers, renversent les barricades avant de fuir en cavalcades bruyantes. Les esprits s’échauffent vite et les matraques sortent de leurs étuis. L’air est électrique. L’orage éclate. Enfin, l’appel à la prière résonne en écho dans la ville. L’iftar est servi. C’est fête.

Dans le souk, j’achète du qamar el-din, (la lune de la religion) une pâte d’abricot que l’on dilue dans l’eau, une boite de cédrats confits et du café … Parfumé à la cardamome, il exhale une odeur si forte dans mon sac à dos qu’en déambulant j’ai l’impression que tout Damas sirote son ptit noir. Chez un marchand j’ai déniché un monopoly damascène, la rue la plus chère porte le nom d’aboulroumané, artère chic de la ville. Mais le jeu date un peu. Aujourd’hui, pour acheter une maison,il faut casser la tirelire. Les loyers se sont envolés à cause de l’immigration massive des Irakiens. Les réfugiés seraient plus d’un million. Le gouvernement tente de réagir en initiant de nouvelles lois pour limiter l’acquisition de maisons par les étrangers. Réputés pour leur hospitalité, les Syriens commencent à rouspéter contre cet afflux de population qui entraînerait une insécurité inédite, de la mendicité et de la prostitution infantile. Les Irakiens réfugiés en Syrie connaîtront-ils le même sort que les Palestiniens d’hier au Liban ? Quoiqu’il en soit, cette guerre d’Irak est féconde en casse-tête futurs ! Pour revenir à mon monopoly, on y trouve comme chez nous la case : « Aller en prison ». Et je n’ai pas besoin de lire les rapports d’Amnesty International pour savoir qu’en Syrie plus encore qu’ailleurs il vaut mieux éviter le cachot où torture et mauvais traitements sont des pratiques courantes voire systématiques.

Soufisme ou salsa, même combat

Je rends visite à Ibn Arabi, enfin au tombeau de ce célèbre soufi, né en Andalousie en 1165 et mort à Damas en 1240. Sa tombe côtoie le mausolée du résistant algérien Abd el-Kader que les Français avait exilé en Syrie et dont la dépouille fut ramenée en Algérie après l'Indépendance. Pour parvenir à ces hauts lieux de la mystique musulmane il faut physiquement prendre de la hauteur et grimper les flancs du quartier Sheikh Mouhieddin. Dans la mosquée éponyme, c’est l’heure de la prière. L’imam houspille avec humour les jeunes affalés sur les tapis épais. En pierre blanche, recouvert d’une étoffe verte, le tombeau d’Ibn Arabi est enserré de grilles que les fidèles embrassent avec ferveur. L’imam est un petit bonhomme speedé. Ses yeux vifs bougent sans cesse et ses lèvres semblent façonnées pour sourire. Il se propose de me présenter deux étrangers convertis au soufisme. Nous voilà partis à travers le souk, moi enveloppée dans un grand manteau noir dans lequel je m’empêtre en trottinant derrière la silhouette évanescente de l’imam. « Il est préférable que vous me suiviez 10 mètres à l’arrière », a-t-il précisé avant que nous nous engagions dans la ruelle bondée. Je crains le cours de catéchisme mais je rencontre deux charmants Canadiens, l’un psychiatre et l’autre zoologiste, férus de poésie et fin connaisseur d’Ibn Arabi. Je retiens de nos échanges que le mystique se défie de la philosophie pure et que l’intellect ne permet pas à lui seul d’accéder à la Voie. Bref, il faut effectuer une sorte de lâcher prise cérébral. « Comme la salsa », ai-je renchérit dans un élan enthousiaste. Un peu surpris, mes deux soufis ont ri, quant à l’imam, depuis longtemps il s’était endormi.

Monsieur X

C’est l’histoire du directeur d’une prestigieuse institution française basée à Damas. Appelons le monsieur X. Lors de sa prise de fonction, son prédécesseur informe monsieur X de la présence incongrue, dans le coffre de son bureau, de deux armes chargées datant du mandant français en Syrie. Un trésor de guerre que les directeurs se transmettent discrètement les uns aux autres. Le temps passe. Après quelques années de bons et loyaux services, monsieur X est affecté dans un pays du Golfe. Il fait ses bagages et glisse subrepticement dans sa valise les deux armes chargées. Rappelons que nous sommes en Syrie, où pullulent les moukhabarat (services de renseignement). Mais Monsieur X pense peut-être que son statut diplomatique rendra muettes les alarmes de l’aéroport de Damas. Mauvais calcul. Le voici pris la main dans le pot de confiture, sanctionné, privé de son affectation dans le Golfe… Al Hamdullilah, Monsieur X voyageait sur Air France ! Imaginons qu’il ait choisi la Syrianairlines. Dans un contexte de relations franco-syriennes plutôt frisquettes, le gouvernement de Damas aurait sans doute exploité avec un malin plaisir l’étourderie (ou plutôt la connerie…) de ce haut fonctionnaire de la République.

mardi 2 octobre 2007

Eloge pour Damas

A la lumière blanche qui cueille le voyageur
A l’haleine brûlante qui le happe et l’étourdit
Aux colifichets des taxis damascènes :
œil de verre bleuté
drapeaux en nylon
croix du messie
croissant de lune
queues de lapin
Ils portent chance
Au Mont Qassioum posé à l’Ouest et à la plaine ouverte vers l’Orient
A la gare du Hedjaz et son train à vapeur qui crachote et cahote tous les vendredis
A ces vendredis languissant qui ressemblent à nos dimanches
A l’agilité sans égale de Bakdach et aux saveurs vanillées de sa crème aux pistaches
Son geste ample pour battre la glace
Au vieux luthier rabougri du souk Sarouja,
si ratatiné dans sa boutique minuscule que l’on dirait un cul-de-jatte
Au glou-glou régulier de tous les narguilés et à l’âpreté du tabac iranien
Au musée de Damas, ses statues hittites, assyriennes et romaines
A son gardien hiératique
Aux guirlandes fruitées des échoppes, au lait mousseux que l’on avale dans la rue
Au tailleur Ramez penché sur sa machine à coudre, surfilant l’uniforme kaki des soldats
A l’éclat des nuits damascènes quand le Qassioum s’illumine
et que des loupiottes vertes auréolent les minarets
Aux abricots confits fourrés aux amandes, noix et noisettes
Aux grenades pourpres
Aux femmes drapées de noir, éplorées sur la tombe de Roukaïa
Aux timbres de Feyrouz et aux vers d’Adonis
A Ghiath, ton toucher sur les cordes du Oud et sur le grain de ma peau
Aux effluves de cafés, de cardamomes, aux senteurs de jasmin sauvage
Au quartier kurde de Rouk ed din,
Aux chaises cannelées des cafés, aux marqueteries des échiquiers,
Aux fauteuils en skai du barbier
Au mausolée d’Ibn Arabi accrochée sur les flancs de Moheddin
A la silhouette fluette de son imam
A ce cimetière solitaire où tes pas m’ont conduit
Au père d’Imad
A l’oiseau que je t’ai laissé et aux larmes versées
Au souffleur de verre, son visage cramoisi lorsqu’il crache ses bulles irisées
Aux proverbes arabes qui ponctuent la journée
et terminent une conversation comme on ferme une parenthèse
A la Barada asséchée,
Au souvenir de ses flots enfouie dans la mémoire des vieux
A ta longévité
A ta victoire finale sur ton alepine rivale
A toi Damas si belle et souveraine

Le chemin de Damas

La Mercedes poussiéreuse s’ébranle avec cinq passagers à bord. Les freins me semblent approximatifs mais une croix pendouille sur le tableau de bord, alors… Cahin-caha, le taxi collectif grimpe les flancs du Mont Liban puis s’arrête à Chtaura. Chacun troque ses livres libanaises contre des livres syriennes. Des enfants en haillons mendient à la sortie de du bureau de change. Les passagers jeûnent alors on oublie la pause café d’usage. Au poste frontière, coiffés de leurs calots blancs en tricot, en chemise et pantalon noir (charwal), quelques druzes patientent. Avec cette morgue caractéristique des officiels syriens, le douanier tamponne mon visa avant de s’attaquer à une pile de passeports irakiens. Peu après les sacs sont fouillés à la surprise des passagers : « la politique, la politique », s’exclame bougon le chauffeur. La Mercedes aborde la descente vers Damas. Sur chaque lampadaire le long de la route est accroché le portrait du président Bachar Al Assad. Une tête bizarrement rectangulaire au bout d’un cou très long. Des yeux tristes, il a pas choisi son destin, son frère Bassel devait en principe hériter de la présidence mais le chouchou du père s’est tué dans un accident de la route. Alors c’est Bachar, dentiste à Londres qui a pris les rênes de la Syrie, pour le meilleur et pour le pire, surtout pour le pire. Plus loin sur le chemin de Damas, la figure du père Hafez Al Assad apparaît comme s’il surveillait le rejeton sans charisme qui lui a succédé en 2000. Damas est alanguie. La faute au Ramadan et à la chaleur qui avoisine les 40 °. A la gare routière, les passagers groguis, se déplient douloureusement pour sortir de la Mercedes. La voiture fume, exténuée. Le chauffeur remercie Allah et moi je remercie le chauffeur.

Le Cercle des poètes

Iskendar lit, écrit, traduit. Critique littéraire pour le journal Al Safir, traducteur d’écrivains français (Camille Laurens, Annie Ernaux, Olivier Rollin, Esteban…), Iskendar est surtout un poète talentueux. Ce jeudi-là, il me donne rendez-vous dans son cénacle littéraire, un restaurant près de Raouché. Un visage d’intellectuel chaleureux, large front, barbe soigneusement taillé, sourcils en broussaille. A peine instalé au bar, un verre de vodka lui est servi. Bientôt les poètes prennent place autour de la table. Six hommes entre 50 et 60 ans. Les cendriers sont pleins et les verres se vident : whisky, vodka, arak. Pour moi un verre de blanc.
Quand les yeux commencent à briller, un convive entame la lecture d’un long poème. Je tente de saisir quelques mots puis laisse mon esprit se lover dans la volute musicale du phrasé arabe.
Iskendar suggère qu’un jeudi, à mon tour, je me lance dans l’arène poétique et lise mes propres textes. Face à ce cercle de poètes avertis, je risque l’aphasie. Seule solution, troquer mon verre de Kefraya contre une bouteille de vodka !

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Dans le journal L’Orient le Jour du 26 septembre, soit une semaine après l’attentat à la voiture piégée, je note un encart publicitaire : « Vente et location de véhicules blindés : 03 290 399 ». Juste en dessous, une annonce propose des cours d’espagnol à l’Institut Cervantès. Le quotidien de Beyrouth.

Chaque jour que Dieu fait, les voitures s’imbriquent les unes dans les autres formant un cortège compact sur l’autopont qui relie (ou sépare selon les aléas politiques) l’Ouest et l’Est de Beyrouth. Les taxis interpellent le moindre piéton à coups de klaxon pour lui dire « Alors tu montes ou tu montes pas » et les jeunes font crisser les pneus de leur décapotable. Prisonnier d’un embouteillage, mon chauffeur doit se demander pourquoi je lui parle tout d’un coup d’omelette ! Il faut absolument que je travaille ma prononciation. A nouveau j’ai confondu ra’ja (embouteillage) et rajja (omelette).
Abordée dans le bus par un inconnu, souvent je mens. Je m’invente un mari et fonde une famille fictive : un ou deux enfant, jamais plus, c’est pas crédible. Mon époux est à Paris, il bosse, je voyage… Mais il arrive qu’au terme de la discussion, l’inconnu s’avère un ami potentiel. Alors, toute honte bue, il faut détricoter le mensonge sous l’œil goguenard de l’interlocuteur.

Pour indiquer la destination finale au taxi collectif, on donne le nom d’un centre commercial (ABC, Sodeco) ou d’une banque (BNPI, Audi), rarement la patronyme d’un personnage historique. Pourtant, les plaques célébrant Riadh el Sohl, Karamé, Lahoud existent… Est-ce une manière pour les Libanais de manifester le peu d’estime qu’ils accordent aux hommes politiques incapables de préserver leur pays de la tourmente ? Les symboles du capitalisme triomphant présentent-ils de meilleures garanties de sécurité ?