jeudi 31 janvier 2008

une si longue absence

Je vous emmène en Mauritanie... le désert et le silence... l'explication d'une si longue absence

Le guide, le cuisinier et le chamelier

Dunes soyeuses qui ondulent à l’infini. Mille vagues blondes s’épuisent sur les flancs abrupts des canyons anthracite. Rencontre du féminin et du masculin.

Sidi
Quand il a retiré son chèche, il était plus petit, plus ordinaire aussi. J’avais envie de lui demander de se rhabiller… Sans son chèche, Sidi est nu. Je ne le reconnais plus.
Sidi ou « l’homme sans souci ». La veille d’un départ, le guide ne prépare rien, il fume, tranquille. Qui sait si notre destin nous conduira vers demain… « Orlie, m’explique-t-il, en bourrant sa tabatière en cuir coloré, tout est écrit, ça sert à rien de t’inquiéter.» Telle est sa philosophie. Ambitieux, Sidi s’est présenté à la mairie de Chinguetti, septième ville de l’Islam carrefour des caravanes de sel, qui s’ensable aujourd’hui dans le désert de l’Adrar. Le candidat n’a pas été élu, « c’était écrit ». Pas d’amertume.
Sidi se balade en boubou bleu avec une vieille sacoche en cuir. Un soir, après les trois thés traditionnels - l’amer comme la vie, le sucré comme l’amour, le suave comme la mort - il a enfin ouvert sa mallette. Des cartes colorée à l’aquarelle, de vieux ouvrages sur les fleurs, l’histoire de Chinguetti, un Bescherelle, des poèmes arabes et puis un puzzle qu’il m’a proposé de reconstituer. C’était les Cent un Dalmatiens, on s’est un peu perdu dans le pelage tacheté des petits chiens.
Près de l’oasis de Laghella, j’ai déniché un fémur de chameau, séché au soleil, impeccable. Fière de ma trouvaille, je l’exhibai devant le guide, le cuisinier, le chamelier. Pendant deux jours je trimballais mon trophée. Puis, un matin, blasée, je l’ai abandonné. Mais Sidi veillait « Orlie, Orlie, t’ as oublié ton os ». Et chaque jour, jusqu’au tarmac de l’aéroport, Sidi matois vérifiait la présence de mon fémur immaculé qui a passé tous les contrôles de sécurité.
Quand il marche dans les dunes, Sidi porte un mince bâton sur ses épaules pour éviter que le sang ne gonfle ses mains. Il jauge l’ombre portée des acacias, hume le vent, ne précise jamais l’itinéraire comme s’il avait peur que l’on se sauve dans ce désert hostile !
Sidi est un matheux. Il a fait six ans d’études supérieures à Nouakchott dans cette matière qui relève pour moi de l’ésotérisme. Dans une culture fondée sur la mémorisation, Sidi a choisi les mathématiques où l’on privilégie la déduction. Mais pour justifier l’existence de Dieu, le nomade emprunte à la poésie. « Orlie, pourquoi les étoiles tiennent dans le ciel, et la lune et le soleil. Pourquoi le sable et le vent…C’est Allah, le début et la fin » Et devant mon air ahuri, il sourit, Sidi.

J’entends le dromadaire de Sidi ruminer aux pieds de l’acacia. Une souris a laissé sa trace dans le sable comme une frise le long de la dune. Des moulas-moulas bicolores sautillent : ils portent chance. Un scarabée à la carapace ébène plonge la tête dans le sable à notre approche.
Sous l’immobilité factice du désert bruit une vie intense. Jamais la mouche ne renonce. Elles sont cinquante à bourdonner autour de ma tête douloureuse. Seul le dromadaire aux longs cils s’en fiche.

Isselkou
Un jour sur une dune Isselkou m’a demandé si on pouvait passer la nuit ensemble. J’ai dit non. Il a dit tant pis. Et on est devenu amis.
Isselkou est le cuisinier. Il s’excuse souvent de « casser le français », je réponds que je casse son hassanya (arabe dialectal). Alors on est quitte.
Isselkou m’a appris à préparer les lentilles et à cuire une galette sous les cendres.
Comme Sidi il appartient à la tribu des Darawi. Pour pallier l’absence de sécurité sociale, la tribu dispose d’une caisse. Isselkou cotise trois euros par mois.
L’an dernier, il a été piqué par un scorpion. Son oncle a fait bouillir le scorpion, a tamponné la plaie avec cette eau bouillie et a récité quelques versets du Coran.
Il voit tout Isselkou : la méharée au loin, le fennec en fuite, le puits salvateur. Quand je témoigne de mon admiration, il réplique « Mashalla » et je dois dire « Bismillah, raham, rahim ». Alors seulement, il savoure le compliment.
Discrète, je respecte la pause pipi, toujours aux mêmes heures, et regarde fixement la dune en face, jusqu’au jour où trouvant le temps un peu long, je me retourne et vois Isselkou et Dahmoud en prière.

Le désert est doré. La dune s’offre douce et ronde. Le chameau au pelage brun clair blatère. Le soleil orangé s’est posé sur l’horizon. Le visage tanné de Sidi disparaît sous son chèche tandis qu’il verse le thé couleur miel dans un petit verre.
.
Dahmoud
Dahmoud a la voix légèrement voilée par le vent. Il accentue la fin de ses phrases mais parle peu. Il faut l’apprivoiser. Les premiers matins, il se contentait d’un grognement devant le feu. Il faisait trop frisquet pour insister. Puis je l’ai regardé jouer avec le cuisinier à « Lapin est venu ou pas venu ». Trop compliqué à expliquer. Joueuse, je l’ai défié et j’ai gagné. Et là, on s’est vraiment parlé. Dahmoud connaît tous les types d’acacias, l’attil dont les branches servent de brosse à dent, le Teisht qui donne un fruit huileux dont se délectent les moutons et les chèvres, l’ataleh, le meilleur pour le feu, sa fumée purifie les yeux et l’ignine, fleuri de minuscules boutons roses comme autant de miracles dans ce désert stérile. J’écoute la drôle de voix du chamelier conter la vie de l’oasis : les os qui pourrissent dans l’eau pour faire de l’engrais, les huttes rondes (tikit) ou carrées (maouli) fabriquées à partir de palmiers, d’acacias et de touffes d’herbe (Zibt). A la saison des dattes, les jeunes exilés en ville reviennent dans les palmeraies. C’est la guelta en juin et juillet.
Dahmoud est propriétaire de nos deux dromadaires. Chacun d’eux coûte environ mille euros. Ils ne boivent pas l’hiver mais étanchent leur soif l’été, avalant goulûment quelque cent cinquante litres d’eau tous les quinze jours. Le plus vieux râle chaque matin lorsque l’on charge les bagages. Dhamoud a oublié le butagaz, alors Isselkou et moi partons en corvée de bois juste avant la tombée de la nuit. Pour faire cuire le riz, le couscous, les ragoûts il faut deux bonnes heures. Au début, j’avais peur de ce temps offert à ne rien faire. Une panique devant l’espace infini des dunes, l’intimité avec ces étrangers, le face à face au-dessus du feu. Je crois que Dhamoud l’a perçu. Il se moque quand j’hésite à prendre mon livre pour meubler le silence. Et puis, il m’apprend sans rien dire à habiter ce temps. On se tait, on chante, on joue, on discute aussi. Dahmoud entonne Ralaïka ou d’autres mélopées religieuses. Et moi je tente Les Flamandes de Brel ou Le Général à vendre des Frères Jacques. Ensuite je les défie à « Lapin est venu ou pas venu » ou aux dames du désert en plaçant mes crottes de chameaux séchées sur l’échiquier éphémère tracé dans le sable. Puis Dahmoud parle de Dieu. La nuit nous enveloppe et les étoiles s’allument une à une.

Le désert est argenté. Le grès brille sous le soleil. Les rochers moirés comme mouillé par une pluie invisible scintillent et te font plisser les yeux. Les épines d’acacias ressemblent aux picots de barbelés. Les nerfs sont à vif. Midi, le sable blanc est brûlant. Minuit, la lune lustre le haut plateau métallique. Une étoile file vers l’infini. Enfin, le vent se tait et le désert repose en paix.