vendredi 28 mars 2008

week-end pascal

Pour les chrétiens d’Orient, Pâques est la grande fête de l’année liturgique, plus significative que Noël puisque c’est la résurrection du Christ qui fonde leur foi. Le monastère syrien de Mar Moussa d’ordinaire isolé dans un silence recueilli, bourdonne comme une ruche. Familles chrétiennes de Damas ou d'Alep, expatriés, routards, tout le monde participe dès le samedi à la cérémonie de la réconciliation au terme de laquelle le fidèle prie successivement face aux quatre points cardinaux. Paulo, le prêtre officiant, nous donne rendez-vous le lendemain à … 4 heures du matin pour la messe pascale. Pendant un instant, je pense qu’il blague. Que neni ! Avant l’aube, chacun descend de la montagne vers le monastère, à la lumière de bougies, de lampes torche ou de la pleine lune, pour se retrouver à l’intérieur de la chapelle plongée dans l’obscurité totale et un silence absolu.
Les religieux portent une cagoule noire et une étole rouge vif. Les textes sont lus en arabe classique alors je pique du nez par intermittence. La cérémonie dure trois heures, lente montée en puissance qui se termine par des youyous et un dabkeh (danse traditionnelle arabe) sur la terrasse du couvent. On se lance les uns aux autres du : « Messih raqam » (Christ est ressuscité) dont la réponse attendue est « raqam qan » (vraiment il est ressuscité) ; on heurte par jeux l’œuf dur du voisin pour tenter d’en briser la coquille ; on croque des sablés à l’anis et du chocolat noir. A midi, exceptionnellement, il y aura de la viande et le soir, un bon petit vin rouge tiré de vignes proches de Homs.
Le festin terminé, une discussion s’improvise autour de Paulo sur l’avenir de la région. Pessimiste, le religieux affirme qu’il s’agit désormais de gérer le désastre consécutif à la guerre en Irak. « Puisque personne ne veut plus vivre ensemble, il faut donner à chaque communauté religieuse ou ethnique le droit de se gérer elle-même. On ne peut forcer personne à devenir citoyen d’un Etat qui n’est pas désiré. Arrêtons d’absolutiser la nation ! vitupère le jésuite. Pour éviter les risques de guerre civile au Liban, la seule solution c’est un Maronistan, un Hezbollahistan, un Druzistan etc. En Irak, il faut que les chiites et les sunnites obtiennent leur territoire comme les Kurdes ont le leur. » Je reste perplexe devant cette perspective de cantonisation qui me semble un renoncement insupportable au pluralisme. Pas sur en plus que ce soit le réel désir des populations.

Pour rentrer à Damas, je suis prise en stop par des chargés de mission d’une ONG française qui œuvre dans le développement. Serrés dans leur voiture cahotante – les devises du pétrole syrien ne sont visiblement pas investies dans les infrastructures routières du pays – nous traversons une plaine jaune et sèche. Un homme paumé dans ce désert hostile agite un drapeau. C’est un gardien qui signale le passage du train reliant une fois par semaine Téhéran à Damas (et qui aurait transbahuté des armes interceptée par les Turcs). J’imagine le stress de ce pauvre type dont la préoccupation essentielle consiste probablement à se maintenir coûte que coûte éveillé pour ne pas louper les cinq minutes critiques du passage hebdomadaire de ce train.

Le partenaire local de cet ONG est un prêtre de village qui gère un vaste domaine agricole. Avant de dépeindre la triste situation hydraulique et politique de la région, il nous propose ses produits : mélasse, raisins secs, huile d’olive. Pas question de d’exploiter la vigne autrement que pour le raisin à cause du caractère très « sunnite » de la région.
La terre a soif. Jadis, le village disposait de 23 sources. Toutes sont épuisées. Cette année, il a fait très froid (-17°C), neigé deux fois mais pas une goutte de pluie n’est tombée. « On parle de commerce équitable des produits locaux, mais s’il n’y a plus d’eau, ça ne sert à rien », relève lucide un des chargés de mission. Il suggère de privilégier l’arboriculture moins gourmande et notamment les amandiers qui, après trois ans d’arrosage, ont l’avantage de la sobriété. Dans la région, l’Etat syrien a tout bonnement interdit aux paysans de planter du blé, de l’orge ou des légumes, cultures trop consommatrice en eau.
Autre souci du pauvre curé, son huile d’olive est d’excellente qualité mais impossible à exporter à cause des problèmes politiques de la Syrie. L’ONG propose de faire jouer ses réseaux de solidarité et de mettre en contact le partenaire syrien avec ses alter ego tunisien pour comparer les systèmes d’irrigation. La visite se termine par un tour dans l’église Saint Julien (un ermite originaire d’Edesse), dont le tombeau est vénéré – phénomène courant au Moyen-Orient – à la fois par les chrétiens et les musulmans. Le prêtre a voulu faire analyser les os du saint et étudier la calligraphie syriaque du sarcophage mais s’est heurté à un refus de la part des autorités ecclésiales locales. Le sacré doit rester indéchiffrable.

La veille nous étions dans hautes sphères de la spiritualité pascale et devisions de géopolitique. Aujourd’hui, j’écoute ce curé parler de problèmes concrets, de nappes phréatiques et de sol calcaire. Mais je sens que tout cela est relié, pour le pire et pour le meilleur aussi.

mercredi 26 mars 2008

les "tirs de joie"

Lorsqu’un leader politique libanais passe à la télévision, il pleut des balles de Kalachnikov à Beyrouth. Hier, pour fêter le discours de leur chef, Hassan Nasrallah, ses partisans ont tiré en l’air. Résultat : trois personnes blessées dont une grièvement.
Vers 17h30, avenue de l’Indépendance dans le quartier d’Achrafieh, une passante a ressenti une vive douleur dans la poitrine avant de effondrer, touchée par une balle perdue qui lui a transpercé le poumon, le péricarde, le diaphragme et le foie. Elle s’en est sortie de justesse. Parfois, pendant la retransmission télévisée une bande passante rappelle qu’il est interdit de tirer en l’air. Mais tant qu’il n’y aura pas de sanctions et que les Zaïm (les leaders communautaires) ne séviront pas contre ces pratiques, il est peu probable que cessent les "tirs de joie".

vendredi 21 mars 2008

le sobhieeh

Chaque mois, les femmes de la famille F. se réunissent toutes générations confondues. Ce jeudi-là, c’est au tour de la mère de Leïla de recevoir les tantes, cousines, nièces pour un sobheeh (petit déjeuner gargantuesque). Les hommes sont exclus de ces retrouvailles mensuelles et chaleureuses. A 10h, elles sont toute là, une vingtaine de femmes, voilées ou non, en robe ou en jean. La plus âgée a 82 ans, la plus jeune vient de naître et la moitié des convives a vécu en Côte-d’Ivoire. Sur la table, des manaïches, du labneh, des oignons sauvages, des radis et du foul parfumé à l’ail. La maîtresse de maison s’est levée à 5 heures du matin pour préparer ce festin. En dessert, elle offre des oranges amers, un kenifé (gâteau au miel et au fromage à 1000 calories la portion) et une espèce de génoise crémeuse et colorée dont on trouve la réplique dans les boulangeries chinoises de Belleville.
Les mains piochent dans les plats. Ma voisine infirmière, née à Abidjan a vécu en France, en Suisse, aux Etats-Unis et au Liban, s’est mariée avec un lointain cousin, a divorcé au bout de six mois et désormais s’occupe d’une entreprise d’import-export de fleurs entre l’Afrique et la France. « Jamais je ne reviendrai vivre ici, m’explique-t-elle. Le pays est trop instable et communautaire. J’ai passé mon enfance en Côte-d’Ivoire en me déclarant libanaise. Point. C’est au Liban que j’ai découvert ma confession non seulement musulmane mais chiite !!! »

L’hôtesse a hésité à maintenir ce repas traditionnel. Son frère se meurt d’un cancer dans une clinique à Bordeaux. Il souhaiterait finir ses jours là où il les a commencé, en Côte-d’Ivoire tout en étant enterré au Liban, son pays. Compliqué : comment concilier des identités en millefeuilles ?

Sitôt le sohbiye terminé, tout le monde se lève et disparaît. Avant de quitter, une amie de la famille qui porte le doux nom de Sirène prend ma tasse de café, la renverse puis « traduit » les dessins laissés par le marc. « Tu vas recevoir une belle somme d’argent (Alhamdullilha), tu hésites entre deux voies, l’une te donnera la joie (laquelle mystère !) et tu rencontreras une femme aux long cheveux et enceinte ». Jeune mariée, Sirène a une belle chevelure brun roux. C’est elle la femme enceinte que je dois rencontrer, j’en suis sûre ! A mon tour, je joue les madames Soleil et lui prédit l'arrivée prochaine d'un bébé. Elle sourit et reprend du Kénifé : « pour le futur enfant » A propos, aujourd'hui, jour de printemps, c’est aussi la fête des mamans au Liban.

jeudi 20 mars 2008

Laure et Joseph

« Accepterais-tu de relirrrrre mon manuscrrrrrit ? »
Ça me pompe ! Je suis d’une humeur de chien et n’ai aucune envie de parcourir la centaine de pages écrites par la Doyenne de la faculté des sciences de l’Education.
Mais comment dire non à cette voix qui chante au téléphone ?
« Oui, bien sûr je lirai votre document avec plaisir »
Je peste.

Nous avons rendez-vous au Café des Lettres pour la remise du texte à corriger. Nada est une Libanaise d’une quarantaine d’années. Un visage long, étrangement rectangulaire posé sur un corps immense et mince. Silhouette d’échassier, toute vêtue de noir. Quand elle marche on dirait une danseuse
Je tente d’être aimable sans vraiment me convaincre moi-même et rentre au studio avec le manuscrit sous le bras. Me voici à ma table de travail, le crayon rouge affûté, prête à dézinguer, griffonner, gribouiller. Véritable sniper de la correction, je ne laisserai rien passer.
Et puis dès les premières phrases, le charme agit. Des phrases simples et limpides se succèdent pour raconter l’histoire de Joseph et Laure, les parents de la Doyenne de la faculté des sciences de l’Education. Un récit d’engagement humaniste au sein d'un couple soudé par un amour profond.
La mère de Nadia, née en 1929, décédée en 1997, fut une grande figure de la lutte pour les droits des femmes au Liban et dans le monde arabe (membre du Comité des droits de l’homme de l’Onu, vice-présidente du Conseil International des Femmes, vice-présidente de la Fédération Arabe des Femmes et présidente du Conseil National Libanais pour les femmes). Je la vois à travers les mots de sa fille : élégante, attentive au détail, férue d'arts et de lettres, recevant peintres et romanciers à sa table, belle certainement et surtout amoureuse jusqu’à la fin d’un grand enfant idéaliste… Elle l'a rencontré sur un lit d'hopital, il avait pris un mauvais coup lors d'une manifestation.
Joseph, le père, fut un avocat réputé, activiste des droits humains, fondateur en 1969 du Parti Démocratique Libanais et président de l’Association Libanaise des Droits de l’Homme. Il mourut en 1995, au lendemain de sa nomination comme ministre de l’Environnement dans le gouvernement de Rafic Hariri Leur fille les présente par petites touches, à travers des anecdotes qui dévoilent une maison du bonheur, malgré la guerre civile et le suicide d’une de leur fille. Le texte dégage tant d’amour…
Je me la joue plus modeste lors de notre deuxième rendez-vous avec Nada, dans un bar cosy installé à l’étage d’une ancienne demeure beyrouthine. Nada répond avec douceur à toutes mes questions sur Laure et Joseph, le secret de leur couple, le moteur de leur engagement… Toujours cette voix chantante. C’est magnifique de parvenir à travers les mots à faire aimer aux lecteurs, en l’occurrence à une lectrice mal lunée, ces inconnus célèbres, ses parents Laure et Joseph Moghaizel.

samedi 15 mars 2008

Souk à Saïda

Je traîne ma tristesse dans le souk de Saïda. L’odeur de pain chaud se mêle à celle du café moulu. Des poulets décapités pendent à des crochets de fer. Les rougets, gueule ouverte, me fixent de leur yeux vitreux. Plus loin, les alignements sages de chaussettes succèdent aux piles de soutiens gorges couleurs pastels, taille 95D.
Deux femmes négocient leurs foulards : mordoré avec de fines dentelles pour la mère, en nylon rouge vif pour la fille.
Sur la route asphaltée, au milieu des voitures surgit soudain un cavalier au galop, créant un joyeux bordel dans la circulation déjà congestionnée.
A Saïda, l'ex-Premier ministre Rafic Hariri veille du haut d'immenses affiches. Photos en pieds, portrait en solo ou avec son fils, le miliardaire sunnite est partout. L'arôme vanillé des patisseries m'écoeurent. Je quitte le centre pour la mer. La digue est longue, le vent glacé et le soleil agressif. Un bataillon de mouettes au garde-à-vous tournent le dos aux flots émeraudes. Les oiseaux attendent je ne sais quoi. Moi aussi j’attends.
J'attends que le vent apaise mes remous intérieurs. Je t'attends...

dimanche 9 mars 2008

« J’ai rencontré Arafat »

Ahmad évoque la rencontre sans forfanterie. Fin des années 70, le Liban se trouve plongé dans la tourmente de la guerre civile. L’OLP a encore son siège à Beyrouth. Les Syriens sont arrivés en 1976 et les Israéliens en 1978. Il y a aussi des marines américains, des soldats français, des Italiens... Bientôt, les Iraniens pousseront leurs pions. Le Pays du Cèdre est alors un terrain de jeu pour tous les acteurs régionaux et internationaux de la Guerre froide. Ahmad, à peine sorti de l’adolescence, joue encore au foot. Un après-midi, sur le stade où il dribble, apparaît un homme barbu coiffé d’un keffieh noir et blanc. C’est Yasser Arafat. Poignée de mains, échanges de propos autour du foot, de la politique, de la guerre… Quelques semaines plus tard, Ahmad rejoint les partisans libanais des fedayins palestiniens. On l’entraîne au maniement de l’AK47, il coiffe lui aussi le keffieh et professe des idées marxistes.

La famille d’Ahmad est sunnite et d’origine modeste. Son père a deux épouses et huit enfants. C’est une espèce de Rhett Butler libanais, qui a fait sa pelote pendant le conflit grâce à la contrebande de cigarettes. Il apprécie peu l’engagement de son fils. Pour calmer ses ardeurs de combattants gauchistes, il l’envoie au paradis de la consommation, aux Etats-Unis. Ahmad débarque seul en Californie, y rencontre une Américaine, se marie et fait un enfant. Un mariage pour les papiers se transforment en une forte histoire d'amour. Sa belle-mère est danoise et son beau-père mexicain, ils ont vu le film polémique Jamais sans ma fille, tiré du best-seller de Betty Mahmoody et vivent dans la crainte qu’Ahmad n’enlève un jour leur petite-fille pour l’emmener dans ce Moyen-Orient si effrayant vu de Los Angeles.
Après seize ans d’Amérique et un divorce, Ahmad décide de rentrer au pays. Il arrive à Beyrouth les poches vides, sans plan de carrière. « T’as donc rien fait là-bas », râle son père inflexible. Le Liban qu’il retrouve a bien changé. Marx n’est plus à la mode, le Mur de Berlin est tombé, il faut faire de l’argent, profiter de la reconstruction. Il se sent un peu étranger dans son propre pays, sympathise surtout avec les autres ex-exilés.

Cette histoire, il me l’a racontée lors d’une interview en 1998 devant une glace à la fraise. Je le retrouve dix ans plus tard devant un verre de kefraya, râblé, coiffé en brosse, toujours très beau, juste un peu vieilli. Il a refusé de rentrer dans l’entreprise familiale de cigarettes, préférant mettre ses talents au service d’une boite internationale. D’après ce que j’ai compris, il joue les pompiers quand des problèmes se posent au sein des filiales d'un groupe qui vend des programmes éducatifs...américains. Souvent entre deux avions, il voyage partout dans le monde, surtout dans le Golfe. Etrange mélange de grande douceur et de fermeté, Ahmad fait merveille du Caire à Dubai.
Je me perds dans son appartement qui contient six fois mon deux-pièces parisiens. Au quatrième étage du même immeuble habitent ses parents, au second il y a son frère aîné et tout en haut, une soeur. Le matin, la maman bas le rappel pour partager le labneh et les olives du petit-déjeuner. Parfois les neveux et nièces débarquent le soir chez ram (tonton) Ahmad. Cette cohabitation familiale intergénérationnelle n’est pas rare au Liban.
Ahmad s’est remarié avec une Libanaise. Ça a duré six mois. Américain au Liban, Libanais aux Etats-Unis, c’est une identité pas très facile à gérer.

vendredi 7 mars 2008

Garantir l'avenir

Dans l’édition du 7 mars de L’Orient-le-Jour, l’Association du Foyer de l’Enfant Libanais (AFEL) publie un appel à la générosité des lecteurs : « 30 ans ont passé d’amour, de don, de partage et de difficultés, d’espoir pour un meilleur avenir des enfants ». Et juste au dessus, je tombe sur un autre insert publicitaire : « Protéger votre voiture, bureau, magasin, appartement, du risque de terrorisme/guerre/guerre civile, par un plan d’assurance exclusif, couvrant valeur entière. Prix étudiés. North Assurance. Appelez le 01/511 995. »
Je me demande parfois si la rédaction de ce journal ne fait pas exprès de juxtaposer ainsi les encarts de pub afin de susciter une réaction et d’illustrer la schizophrénie du pays ?
Pour sauver le Liban, faut-il investir sur les enfants ou sur une bonne assurance ?

mercredi 5 mars 2008

Chaud-froid dans le Chouf

Notre convoi a enfin quitté Beyrouth. Nous devions partir très tôt mais le temps de trouver les moufles des uns, les bonnets de autres et d’engouffrer les croissants aux amandes de chez Ali Baba, le soleil est déjà haut. La météo s’est plantée, elle annonçait un grand soleil et c'est la purée de pois. On s'entasse dans les 4X4, mon prof d’arabe et sa famille, son beau-frère et ses gamins, une cousine esseulée et une amie enceinte sur le point d’accoucher. Après une pause manouché pour les petits (sorte de pizza mais en bien meilleur), une pause café pour les grands, une pause pipi pour tout le monde, nous voici dans le massif du Chouf, en pays Druze. Quelques vieux en habits traditionnels observent moqueurs notre débarquement. Après une heure de marche, le groupe redescend manger, sauf mon prof d’arabe et moi. On chausse les raquettes et à nous les grands espaces.

Des écharpes de brumes s’accrochent aux branches de cèdres centenaires. On ne parle pas, ou si peu. Rompre la paix de cet espace immaculé serait indécent. Seul le chouik chouik de nos raquettes résonne dans la montagne. Notre démarche ressemble à celle de pingouins malhabiles. Je me marre en silence. La neige enivre. A travers le frimas, j’aperçois mon prof, légèrement voûtée, esquisser quelques saut de carpes comme un personnage de dessins animés. Il est heureux et chantonne. Sur le bas côté, une étrange fleur émerge du givre. Sa corolle violette tachetée de jaunes est un miracle de couleur dans cet univers lacté.
Lorsque la pente augmente, la pensée s’épaissit, devient lourde, colle aux pas. Le poids de la fatigue pèse. Puis, au fur et à mesure de la progression, l’esprit s’épure, s’accroche à la nature, s’égard en rêveries au rythme de la marche. Droite, gauche. Droite, gauche. Je pourrai aller au bout du monde.

Nous croisons un club de randonneurs. Leur guide échange quelques mots avec mon compagnon de marche. En l’espace de cinq minutes, je les vois troquer leur numéro de portable : l’un informe l’autre qu’il lance un label de commerce équitable et l’autre rétorque que « justement » lui-même est producteur d’huile d’olives. Je reste stupéfaite par la capacité des Libanais à mêler loisirs et business n’importe où, même sur les pentes enneigées du Chouf. J’ai vu des cartes de visites s’échanger entre inconnus dans la salle d’attente d’un cabinet médical, dans l'ascenseur entre le rez-de-chaussée et le troisième étage, dans la file d’attente d'un cinéma… Pas de temps mort pour le commerce chez les descendants des Phéniciens !
Au sommet, le vent souffle. La crête est chauve, sans neige. Nous grignotons pommes et des manaïches avant de regagner la plaine et puis la ville.

Grisée, épuisée et gelée, je me suis effondrée sur le canapé de mon studio, toute lumière allumée, bercée par le ronron du chauffage électrique. Je m’enfonce dans un songe : un paysage tout blanc, le brouillard si dense qu’il dégage une odeur âcre, des flocons géants qui tombent drus avec un bruit de tonnerre. Oui, c’est ça, ils tambourinent. Merde ! je ne rêve pas ! Il est à peine 22 heures, les Sri Lankaises du dessus frappent à la porte, hurlent pour que je me réveille. Le studio est envahi par une épaisse fumée qui pue le plastique. Quelques flammes lèchent déjà le mur de la mezzanine, on se précipite, on éteint le feu naissant. C’est un court-circuit. Le voisin du dessous, beaucoup plus anxieux que moi-même qui suis encore à moitié dans mon rêve, m’invite à passer la nuit chez lui. Je remercie tout le monde. C’est un jeu de mot un peu facile mais je leur dois une fière chandelle !

mardi 4 mars 2008

Rahet khatife : elle a été enlevée !

Pour convoler en juste noce au Liban, il faut que les familles des futurs époux soient d’accord. Dans le cas contraire, il arrive, encore aujourd’hui, que le garçon enlève la jeune fille. Il s’agit d’un khatife. Mais parfois, ce kidnapping romantique n’est qu’un subterfuge pour éviter de payer la noce au prix forts. En cas de gêne financière, on simule le rapt, avec la complaisance des parents, et le mariage se célèbre en catimini, à moindre coût.

samedi 1 mars 2008

A lire !

La Coquille, Moustafa Khalifé, Actes Sud, 2007

J’ai lu nombre de témoignages sur l’univers carcéral. Jamais pourtant un récit comme celui de La Coquille, qui raconte la détention d’un prisonnier politique syrien, ne m’avait bouleversé à ce point. J’en suis sortie groggy. Est-ce parce que la Syrie fut un temps ma seconde patrie ? Je ne crois pas.
La Coquille n’est pas seulement un témoignage, c’est une œuvre littéraire très tenue, au bout duquel on constate avec effroi que le régime dictatorial parvient, malgré l’incroyable résistance de l’être humain, à l’abîmer de façon définitive. L’humiliation, la torture physique et moral, le sevrage de respect, de sympathie, d’amour rendent fou, au mieux laissent une trace indelebile. Et je crois que je refuse, du fond de mes tripes, la notion du plus jamais ou du trop tard, plus rien a faire. Or ce livre montre qu’existe quelque chose de très précieux chez les hommes - je ne sais lui donner un nom - que d’autres hommes s’acharnent à faire disparaître. Pourquoi ? Je l’ignore.
« (…) l’homme ne meurt pas en une seule fois, écrit l’auteur, Chaque fois qu’un proche, un ami, une connaissance à lui meurt, la place que ce proche ou cet ami occupait meurt dans l’âme de cet homme. Avec le temps, avec les morts qui se succèdent, il meurt en nous de plus en plus d’endroits. Moi je porte en moi un grand cimetière. » Tel est l’amer constat de Moustafa Khalifé après treize ans, trois mois et trois jours de détention en Syrie.

Le cauchemar de Moustfa Khalife commence à l’aéroport de Damas, à son retour de France où il a achevé des études de cinéma. Dès son arrivée, il est cueilli par la police politique syrienne et accusé, de façon absurde car il est chrétien melkite, de faire parti du mouvement des Frères musulmans. On est en 1982, le président Hafez Al Assad au pouvoir a lancé dans tout le pays un terrible mouvement de répression. Moustafa Khalifé va payer très cher le mauvais timing du retour dans son pays natal. Après de terribles tortures dans les sinistres locaux de la Sûreté générale, il est envoyé en plein désert dans un lieu dont le nom fait encore trembler en Syrie : la prison de Tadmor. Cet immense centre de détention - aujourd’hui fermé - fut le théâtre de toutes les abjections. Les noms des tortures sonnent comme des rites initiatiques sadiques : la chaise allemande qui étire la colonne vertébrale, les mouvements de sécurité imposé au détenus pour vérifier qu’il n’a rien caché dans son anus, le shabeh qui suspend des heures le corps du prisonnier… Les geôliers déploient une inventivité incroyable pour humilier leur proie, leur faisant manger de la morve, des souris, boire l’eau des égouts, les obligeant à imiter toutes sortes d’animaux, les soumettant sans cesse au fouet. « Quand je sortirai de prison, je boirai des quantités astronomiques d’eau, d’arak, de whisky, toutes sortes de boissons froides et chaudes, pourtant je n’arriverai pas à me défaire de la sensation que la morve de ce policier est collée à mon estomac, mon gosier, et qu’elle refuse de sortir. » Même la promenade est souffrance, le prisonnier doit se tenir tête courbée, yeux fermés tenant l’élastique du pyjama de son compagnon d’infortune qui marche devant lui sous peine d’être « pointé », c'est-à-dire fouetté. « Je marche dans cette colonne qui tourne autour de la cour (…) Je me demande quelquefois : qu’est-ce que je suis ? Un homme ? Un animal ? Une chose ? »
Pour combler les plages immenses d’une immobilité imposée, Khalifé pratique le rêve éveillé : pensées érotiques au début, puis pendant « l’année de la faim » où le déjeuner se limite à trois olives et le dîner a une cuillère de confiture ou un œuf, le prisonnier rêve de festin de viandes grasses « Mais si je pouvais en quelque sorte assouvir les besoins suscités par mes rêveries érotiques, il m’était impossible de satisfaire ceux que déclanchaient mes rêves culinaires ! »

L’auteur va souffrir doublement de cet enfermement : accusé d’être espion et athée, il se retrouve ostracisé par les quelque 300 codétenus de sa cellule. Il est l’impur, à qui l’on ne peut parler, qu’il est défendu de toucher, que l’on menace de mort. L’homme se crée alors une coquille et commence à épier, en silence. Chaque détail, il va le mémoriser et se réciter quotidiennement le texte de ce qui deviendra ce journal aujourd’hui publié. La mémorisation – du Coran, du nom et de l’origine des exécutés… - devient repère essentiel, moyen de survie dans cet espace hors du temps où les prisonniers se précipitent sur la page d’un journal que le vent, un jour de tempete, a fait pénétrer dans la cellule et qui nourrira leurs conversations deux années de suite.
Le récit témoigne de la lâcheté collective mais aussi de moments de solidarité lorsqu’ un prisonnier doit être opéré au sein de la cellule et que les détenus fabriquent le scalpel à partir de boîte de sardines et l’alcool avec la confiture du petit-déjeuner. Le patient sauvé sera finalement pendu, un an plus tard.

Se recrée dans cet espace confiné une société avec ses codes et ses « postes » : il y a les tasseurs, de gros balaises qui, dans une petite cellule où l’on peine à se mettre chacun tête bêche pour dormir, vont pousser les rangs, il y a le chef des prisonniers coopté qui distribue la nourriture et gère les problème logistiques, il y a les jeunes pousses qui reçoivent double portion de nourriture parce qu’ils s’occupent d’arracher les dents cariées…
Après une décennie de silence, un compagnon de cellule vient enfin rompre le silence de Khalifé qui semble presque effrayé par l’intensité du sentiment d’amitié. Avec cet ami, poète et artiste, il retrouve de menus plaisirs dans la prison de Tadmor : ensemble ils pratiquent…la conversation, jouent aux échecs avec des pions fabriqués à partir de la mie de pain, peignent en grattant des morceaux de pain brûlé pour obtenir de la poudre noir, de la sauce tomate pour la rouge… La Coquille craque alors comme lorsque Khalifé pleure devant les premiers concombres arrivant dans la cellule : leur odeur, la couleur verte réveillent tout d’un coup trop de vie dans cette prison du désert.

Au bout de ce tunnel, il n’y a pas de happy end. Certes, Khalifé est libéré (il refuse pourtant obstinément de signer un remerciement au président pour ce geste de clémence et c’est son frère qui posera son paraphe). « Pourtant je n’arrivais pas à être gai, et pas une fois je ne pus rire de bon cœur. Est-ce que la joie était morte en moi au milieu de toute cette mort ? Allais-je rester comme ça ? Pourquoi ? Allais-je continuer à porter en moi des monceaux de supplice et de mort qui étoufferaient tout ce que la vie peut avoir de beau ? » L’homme revient de si loin qu’il semble errer sans attache. « Depuis que je suis sorti de prison, je sens entre moi et les autres, même les plus proches, mes frères, ou Lina, un fossé impossible à combler ». Sa vie semble gelée. A nouveau, Khalifé se réfugie dans sa coquille.