mardi 29 juillet 2008

Epilogue

C’est le moment des ruptures. Je quitte le Liban et mon amoureux en France s’éloigne. Impression douloureuse que tout me file entre les mains, comme un courant d’eau impossible à retenir.

P. m’a confié qu’il visiterait un jour son « rival », ce pays pour lequel je suis partie loin de lui. Comprendra-t-il ce que j’y ai trouvé, pourquoi je suis tombé en amour de ce petit bout de terre ballotté entre nostalgie d’un passé révolu et peur d’un destin tragique. Ai-je compris moi-même la mystérieuse alchimie du bonheur qui m’a habité au Liban ? On s’invente mille raisons pour justifier un coup de foudre : le sourire quotidien de l’épicier du coin, le mélange étrange de précarité et de permanence de la société libanaise, le goût insensé de la vie qui renaît après chaque guerre, la lumière sur la corniche, les multiples transgressions des règles, les regards appuyés des hommes sur les femmes et la douce amitié de ces femmes. Le cadre de l’année sabbatique sans contraintes autres que celle que je m’étais fixées m’a également permis de découvrir à mon rythme un autre monde, d’en saisir la langue, les codes, les usages et d’apprivoiser ma liberté. Propulsée sans passé, sans futur précis dans ce pays, je me suis réinventée. Pourtant une question reste posée : aurais-je aimé ce pays sans la présence là-bas en France d’un amoureux qui m’attendait ?

Pour le meilleur et pour le pire, j’ai conjugué ces deux passions pendant onze mois, un pays et un homme. « Tu veux tout », m’a-t-il dit. Peut-être. J’aime les facettes multiples de la vie.
Aujourd’hui, devant le mauvais café servi à l’aéroport international de Beyrouth, je doute et me sens en apesanteur. Vais-je me fracasser les ailes sur le mur de mes désillusions ou au contraire m’envoler vers un destin nouveau ?

lundi 28 juillet 2008

Absence

Au creux de ton absence
J’invente ta présence
Je t’emmène vers le ciel
Sur mes ailes d’hirondelle

On oubliera les guerres
Les nôtres et puis les leurs.
Hier encore j’avais si peur
Regarde la vague, mon cœur
C’est la caresse du bonheur

L’hiver est tristesse
L'été est promesse

jeudi 3 juillet 2008

La maison du bonheur ?

Il a les yeux couleurs miel, les cheveux mi-longs et légèrement ondulés. Une vraie gueule d’ange. Un ange mélancolique. Chacune de ses paroles est voilée d’une lassitude douloureuse. D’ailleurs, il parle peu. Architecte Matthieu a construit avec ses parents ce qui devrait être la maison du bonheur. Cachée dans le village de Ghazir, elle est le résultat d’années d’effort, d’imagination, de compétence. Le feuillage des cyprès fait oublier les murs lépreux du voisin, les bassins emplis de nénuphars sont habités par des grenouilles espiègles. Le sol est doux et frais aux pieds nus. Dans les souks de Damas et d’Alep, la famille a déniché de vieux coffres en bois, des lampes en cuivre ouvragé, des kilims turcs. La salle de bain ressemble à un hammam avec ses larges vasques de pierre et une lumière opalescente. Les chambres, couleur framboise écrasée, ont été adossées à des rochers dont les infractuosités affleurent près des lits. La maison respire la poésie à l’opposé de ces villas coûteuses et cossues qui abîment trop de villages libanais. Après la visite, on boit une zouhrat.
Matthieu bouge peu, boude Beyrouth, transporte sa mélancolie de la demeure familiale de Jounieh à cette villa irréelle, parfois il s’évade sur une plage privée à Tarbaja. Matthieu est l’homme qui évite (et lévite aussi un peu d’ailleurs) : le béton agressif, la bêtise de ses semblables, les excentricités et fautes de goût de ses clients, tout ce qui heurte sa sensibilité artistique exacerbée. Sa vie se recroqueville sur ces quelques territoires, bien à l’abri, constamment en quête d’un cocon protecteur. Sur le mode de la colère, mon amie journaliste Katia exprime cette même révolte contre la laideur du monde actuel. Je l’écoute renchérir aux propos de Matthieu. Tous les deux voyagent au Yémen, en Inde, en Asie du Sud Est à la recherche d’îlots vierges du bruit du monde. Je les écoute parler cette langue étrangère du regret, moi qui suis béate devant le spectacle d’une grue dans un paysage industrielle ou face à un enchevêtrement d’autoroutes.
J’ai l’impression que toute la beauté du monde ne suffirait pas à étancher la soif inextinguible de mes amis. Il s’agit donc de bien autre chose. Un paysage intérieur abîmé, en souffrance. Ils ont morflé ces deux là. La guerre, le décès d’un frère, la trahison d’un amant… Pour bâtir la vraie maison du bonheur, encore faut-il être soi-même heureux.

dimanche 29 juin 2008

C'est le jour du Seigneur

Dans un pays où la religion majoritaire bannit l’image, le foisonnement des portraits au Liban m’intrigue : le collier barbu de Nasrallah omniprésent dans la Dahye (banlieue sud chiite), le visage juvénile de feu Pierre Gémayel à l’entrée du tunnel près du Nahr Ibrahim, le double menton des Hariri père et fils sur les murs de Qoreitem, et la casquette militaire du nouveau Président au Nord, au Sud, à l’Est et à l’Ouest. Le visiteur de passage au Liban, même dépourvu de télévision, devient vite un expert capable de reconnaître les principaux acteurs de la vie politique et religieuse libanaise. Dès la route de l’aéroport et jusqu’à Tyr, d’autres visages se succèdent, accrochés aux lampadaires. Ce sont les martyrs des guerres contre Israël, représentés sur fonds coucher de soleil, avec bouquets de roses d’un côté et mitrailleuse de l’autre. Jeunes, ou rajeunis par photoshop, ils ont un regard presque joyeux. Six pieds sous terre, leur image leur survit, transmettant aux vivants l’impression mensongère que ce funeste destin reste la meilleure chose qui leur soit arrivée.

Depuis un mois, à Beyrouth et dans les régions chrétiennes, une nouvelle affiche a fleuri. Un vieillard à la longue barbe grise, sorte de Karl Marx anorexique. Il s’agit du père Jacques Haddad de Ghazir (1875-1954), prêtre de l’ordre des Frères mineurs, capucin, béatifié dimanche dernier, place des Martyrs. Devenu bienheureux, il a fait un pas de plus vers la canonisation et sera fêté le 26 juin. La reconnaissance de la sainteté par le Vatican est un long chemin aux étapes obligées que la biographie officielle du Père Jacques vient opportunément confirmer : Haddad fut, dès son plus jeune âge, « intelligent, travailleur, consciencieux ». A force de prière et de jeûnes, il convainquit son père de sa vocation à la prêtrise. Véritable « Bon Samaritain », il témoigna de sa foi par ses œuvres, créant des orphelinats, des écoles et l’ordre des Franciscaines de la Croix. Enfin, cerise sur le gâteau, ce presque saint est à l’origine d’une guérison miraculeuse. Le biographe Salim Rizkallah expose comme suit le long processus de vérification du miracle « En 1998, la guérison de Mme Mariam Kattan de Maghdouché, atteinte d'un cancer malin et incurable ouvrit la voie à la béatification. La commission médicale a constaté la guérison, en termes techniques, d'une "néoplastie primaire occulte (NPO) avec métastase au dessus de la clavicule droite avec carcinome épidermoidal légèrement différentiel à activité mitotique". En 2005, Mgr Paul Dahdah, vicaire apostolique des latins au Liban, institua un tribunal accrédité pour recevoir les dépositions des témoins, médecins et autres pour s'assurer canoniquement du caractère miraculeux de cette guérison. Le dossier complet fut ensuite envoyé à la Congrégation pour les causes des saints qui désigna deux médecins experts. Leur rapport qui s'avéra positif fut soumis à une commission médicale consultative qui approuva à l'unanimité le rapport des deux experts. Le 1er janvier 2007, une autre commission, constituée, cette fois, de consulteurs théologiques confirma que la guérison avait été obtenue grâce à l'intercession du P. Jacques. Le 20 octobre 2007, une nouvelle Commission composée de cardinaux et d'évêques approuva le fait, et c'est Benoît XVI qui, le 17 décembre 2007 a signé le décret relatif. » Les multiples filtres du Vatican semblent ainsi exclure toute imposture. Anticipant les conclusions de tous les experts, le biographe conclut dans sa notice, de façon prophétique, que Jacques Haddad était mort «en odeur de sainteté le 26 juin 1954. » Finalement, tout le travail de Rome consiste désormais à transformer cette odeur de sainteté du défunt Haddad, vraisemblablement trop évanescente en une date concrète et dûment labellisée sur le calendrier.

Je n’apprécie guère la plupart des formules sentencieuses et sulpiciennes de ce père Haddad qui me semblent profondément marquées par une époque célébrant à outrance le sens de la souffrance : « Le plaisir le plus grand est de dépasser le plaisir ; la croix la plus lourde est d'avoir peur de la croix. Au lieu de vous tordre le cœur, amarrez votre cœur à la croix. »
Ou encore « Souffre et prie. Nous souffrons en priant, et nous prions pour ceux qui ne savent pas comment souffrir. »
Pourtant d’autres pensées me touchent : « Imitez la source : elle ne dit pas à celui qui vient boire :'Dis-moi de quel pays tu viens et quelle est ta religion', mais plutôt : 'Tu as soif… bois donc ! », « La santé est une couronne sur les têtes des bien portants. Seuls les malades la voient », « La perfection de la création est l'homme. La perfection de l'homme est la raison. La perfection de la raison est l'amour. La perfection de l'amour est Dieu ».


Un homme d'Eglise me confiait : «Il y a davantage de religion que de spiritualité et de religieux que de croyants dans ce pays». Une chose est sûre, au Liban, les ordres sont multiples : moines antonins, baladites, de Kaslik, kréymites, soeurs de la Sainte Famille maronite, de Sainte Thérèse, religieux chouarites, salvatorien. Sans compter les ordres internationaux présents au Liban : jésuites , franciscains, dominicaines, capuccins, les soeurs de la Sainte Famille de Besançon, du Bon Pasteur, Petites soeurs .
« Les Libanais aiment que chaque ordre masculin possède son équivalent féminin, ajoute un ami jésuite. Alors comme il n’y avait pas de jésuitesses, ils ont fondé les sœurs du Saint-Cœur qui ont les mêmes fondamentaux que la Compagnie de Jésus» (Au début j’entendais les sœurs de Cinq heures et cherchais désespérément à quel événement de la vie du Christ cette cinquième heure pouvait faire référence !)

Enfin, pour en terminer avec ces congrégations aux noms désuets, je ne peux manquer de citer cet évêque de Jaboulé qui, au XIXe siècle isolé avec sa communauté au Nord de la Beqaa, eut la lumineuse, et très certainement divine idée, de créer un ordre de femmes pour lui tenir compagnie. Très inspiré, l’homme d’Eglise baptisa cette nouvelle congrégation : les sœurs de ND du Bon service.

Aujourd’hui c’est dimanche, j’entends les cloches de l’église arménienne sonner, bientôt ce seront celles des Latins à moins que je ne confonde avec celles des Melkites. Qu’importe, c’est le jour du Seigneur.

Verts de colère

Univers chlorophylle
Explosion végétale

Je dis bleu
Tu dis rouge
Je dis blanc
Tu dis noir

Notre amour lacéré par les griffes des ronces
Notre amour privé d’air étouffe sous le lierre

Les roses ont leurs épines
La haine comme un lichen
La mousse envahissante

J’ai aimé jadis ton iris jade
Je le vois olivâtre et deviens transparente

L’amour anis et juvénile s’enlise dans la vase
Glauque, englué dans les algues

Regarde, mon cœur, notre jardin saccagé
L’arbre à l’écorce gravée est mort hier
Je bois jusqu’à la lie une absinthe amère

C’est l’hiver en été.

mardi 24 juin 2008

A propos du hasard

Eluard a écrit : « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous ». Un proverbe arabe affirme « Le hasard est mieux qu’un rendez-vous ». Je suis d’accord avec le premier et je confirme le second. La preuve.

Mon histoire avec le Liban est en partie liée à un article sur les prisons que j’ai écris en 2001 pour le magazine d’Amnesty International. J’avais notamment observé à quel point le travail des associations venait combler l’absence abyssale de l’Etat. Je me souviens d’une réunion surréaliste dans l’enceinte de la prison de Roumieh au cours de laquelle un responsable des Forces de sécurité intérieures (les centres de détention relèvent du ministère de l’Intérieur au Liban) faisait sans vergogne son marché auprès des ONG, demandant aux unes des couvertures, aux autres des denrées alimentaires…

Cette année, je ne suis pas à Beyrouth pour les droits de l’homme, juste pour apprendre l’arabe.
Et pourtant, on n’échappe pas aux rendez-vous de la vie. Il y a un mois, au cours d’une conversation anodine avec la directrice de l’école de langue où je prends mes cours, j’apprends qu’elle vient de publier un livre sur ses cinq années passées à l’ombre entre 2001 et 2006. Je lis, je discute avec cette femme de cinquante ans, énergique, aux cheveux drus et aux yeux étranges, un peu exorbités, qui confèrent à son regard une intensité à laquelle il est difficile d’échapper.
« Je suis une survivante », confie-t-elle. Une rescapée à triple titre : de la guerre civile au cours de laquelle elle fut brièvement kidnappée et battue, de la drogue dans laquelle elle a plongé à 23 ans entraînée par son amoureux qui finira par se mettre une balle dans la tête et enfin d’un tête-à-tête impitoyable avec elle-même, dernière fille d'un couple franco-libanais qui aurait tellement désiré un garçon !
Vingt ans d’héroïne et vingt heures de travail par jour pour se la payer. C’est après sa troisième arrestation en trois ans que Joëlle, prof en fac à l’Université Saint-Joseph, se fait incarcérer pour consommation de drogue. Les deux premières fois, elle bénéficie de l’aide de sa famille et file en désintoxication avant de rechuter. La troisième fois, elle termine derrière les barreaux de Barbar Khazen. Elle qui n’a jamais eu de vraie copine vit désormais dans un univers exclusivement féminin.
Dans son livre, l’ex-prisonnière décrit ce microcosme pénitentiaire et ses règles, les rapports de force entre la directrice, les gardiennes, les prisonnières qui mouchardent, l’emprise que certaines détenues parviennent à avoir sur les autres grâce à l’argent, à quelques boites de conserve, à l’autorité naturelle, à la manipulation. Parler français c’est se rapprocher de l’une en excluant une autre, faire preuve de politesse c'est se distinguer mais il faut assumer, prendre des responsabilités c'est s'exposer aux jalousies.
La détention ne se réduit pas à une longue période d’attente. Joëlle travaille en cuisine, fabrique et vend des colliers, fait du tutorat pour une co-détenue, prie, se sèvre toute seule de la drogue, sans utiliser aucun produit de substitution. Un défi personnel qu’elle se lance un jour, une victoire lui permettant de regagner son estime d’elle-même et surtout un cadeau offert à sa fille.
Assez vite, elle prend conscience que Les murs ne font pas la prison, comme elle a joliment titré son ouvrage : « Ma liberté vient de l’intérieur, les murs de béton qui m’entourent ne l’empêchent pas. Je suis libre de ressentir l’émotion, libre d’aimer, libre de haïr, libre de réfléchir, d’imaginer… de croire, de choisir. Je n’ai jamais été si libre ».
Barbar Khazen ressemble à un théâtre, riche de personnages hauts en couleur que la narratrice décrit avec une grande finesse psychologique. Toutes ont des noms d’emprunt sauf les sœurs qui font penser à celles de Cendrillon. Sans prénom, elles resteront tout au long du récit « les sœurs », pas très tendres, pas très indulgentes, jalouses quand Joëlle tente avec brio la fameuse dictée de Pivot ! Les autres silhouettes nous deviennent vite familières : Samar la compagne de cellule de Joëlle qui la fait tourner bourrique, l’attire dans ses filets, la rejette, l’aime, la promiscuité et le manque de tendresse suscitant en effet des amours plus ou moins durables en prison. Hind, la « terroriste », rebelle et belliqueuse. Pierre, le fiancé de Samar à laquelle Joëlle prête sa plume et son inspiration amoureuse, telle un double féminin de Cyrano de Bergerac. Nadia Bejjani qui essaie d’aider les junkies à décrocher. Et toutes ces volontaires des ONG confessionnelles ou laïques.
Les informations sur la vie de la narratrice hors de la prison sont parcimonieuses, égrennées de ci de là comme les cailloux du Petit Poucet : un flash sur l’enfance à Achrafieh, un autre sur son boulot d'enseignante, une allusion à son ex-mari ou à sa fille. Et cela suffit. Avec lucidité, sans complaisance ni cynisme, Joëlle Giappesi a le don de la juste distance.
Ce témoignage d’une ex-détenue, ex-junkie, qui assume son homosexualité me parle à moi qui n’ai connu ni la prison, ni la drogue. Elle me convie à accepter comme elle mes propres contradictions sans essayer de les maquiller pour leur offrir une quelconque cohérence littéraire ou édifiante. Chacun s’y retrouve, avec ses forces et ses failles, ses instants de bravoure et ses moments de faiblesse, ses rires et ses chagrins, ses peurs et ses rêves. Et surtout le besoin impérieux et vital d’être aimé.

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mardi 10 juin 2008

je randonne, tu randonnes, nous randonnons...



La porte a claqué. Un étrange silence envahit l’appartement. Ils sont tous partis. Les uns vers Paris, les autres vers Istanbul, certains vers New-York. Il est deux heures du matin. Je m’installe sur la terrasse pour repasser le film de ces dix derniers jours.

J-6 mois
Parcourir quelques tronçons du Lebanon Mountain Trail (LMT) avec un groupe d’amis. L’idée était née, en novembre dernier, au retour d’une randonnée en compagnie de mon professeur d’arabe.
Le LMT est un itinéraire de 400 km, reliant le Nord au Sud du Liban, en vingt-six étapes. Créé par Ecodit, une société américaine de conseil en environnement, et financé par Usaid (3,3 millions de dollars), ce circuit vient d’être achevé. Nous serions le premier groupe constitué à le parcourir. Un Américain a bien tenté de l’inaugurer en solo mais les combats de mai ont stoppé net son élan et il s’est carapaté à Chypre.
« Il ne s’agit pas simplement d’ouvrir un chemin de randonnée, nous avait expliqué un responsable, nous souhaitons redynamiser l’économie des 75 villages traversés ». Ainsi, à chaque étape, une liste de guides locaux à contacter est fournie [Est-ce pour inciter les marcheurs à faire appel à leur service que la signalisation du LMT est si discrète ?]
Pour le logement, Ecodit a sélectionné des familles aux revenus plutôt modestes. Outre l'aide financière visant à aménager leur maison, une formation à l’accueil leur est proposée, ce qui sonne à mes oreilles comme un pléonasme tant le Liban conjugue naturellement la convivialité. On loge donc souvent chez l’habitant, parfois dans un couvent ou même sous la tente. « Ce qui m’a plu dans le projet, me confie l’un des propriétaire de guesthouse, c’est l’idée que ce chemin relie le Nord au Sud au-delà des divisions communautaires et politiques de notre pays ».

J-une semaine
Après les violences de mai, nous translatons en catastrophe les tronçons du LMT prévus dans l’Akkar où des heurts ont éclaté vers une région plus calme et proche de Beyrouth, entre les villages de Tannourine et de Baskinta. L’une des participantes qui avait annulé son billet, le rachète plus cher. Personne n’annule. Bravo.

J-un jour
Je n’ai plus envie de partir. J’ai peur du groupe. Ils ne se connaissent pas. Mon prof et moi avons pioché dans nos réseaux d’amis respectifs : potes d’enfance, de boulot, de voyage. Notre équipe compte des Français, des Libanais, un Turc. Dans quelle galère me suis-je encore embarquée. J’aime les projets sur le papier mais confrontée à la réalité, je panique, c’est classique. Heureusement que mon prof assure. Pour étoffer la randonnée et donner un meilleur aperçu du Liban, nous avons également prévu des visites touristiques, une dégustation dans les caves du Clos St Thomas, une rencontre avec une coopérative de femmes druzes qui préparent le mouneh (bocaux de confitures, condiments, douceurs, eau de rose, de mures…). La partie sportive ne me m’effraie pas contrairement à l’imprévu relationnel.

Les Georges
Nos guides s’appellent presque tous Georges. G1 connaît le chemin mais pas la dynamique de groupe. G2 est replet comme Hardy, bavard comme une pie, G3, plutôt sec comme Laurel, est l’un des topographes du LMT. Il a emporté son GPS et un relevé précis du chemin tracé de sa main, ce qui n’empêche pas le groupe de se perdre au milieu des genévriers. G2 en profite pour me sensibiliser à la difficulté de replanter cet arbre : il faut que la graine soit avalée par un geai (les Japonais ont tenté le coup avec les dindons mais sans succès) qui ajoute une enzyme avant de la replanter par les voies naturelles. Sous les branches de genévrier ça sent le gin qui est effectivement fabriqué à partir de ces fameuses graines sorties du le trou de balles des geais. Tandis que j’écoute attentivement ces explications savantes, ça râle dans la troupe. La fatigue, la faim, le manque de repère, les cloques.

L’oiseau de nuit
L’un de nos guides s’appelle Rosny. Une allure de baroudeur, de fumeur de hashish, bref un noceur. Effectivement, Rosny fut fêtard, fréquentant la nuit les bars, le jour la faculté de Sciences-politiques. Tout au long des années 70, il voyagea, au sens propre et figuré. De son séjour à Paris, il conserve un argot désuet qu’il utilise souvent mal-à-propos. Et puis, en 1976, Rosny s’est posé à Aqoura, un village libanais - 150 habitants l’hiver, quelques milliers l'été - où vivait sa nourrice. Crise existentielle ? Il sourit pudique. Divorcé, père d’une fille de vingt ans, il protège aujourd’hui son indépendance, refusant de s’enliser dans les embrouilles de la politique locale « Aqoura compte 70 % d’aounistes, 30 % de pro-Forces libanaises, 17 églises et deux grandes familles qui n’ont pas le même accent, s’amuse-t-il lucide. Moi, si je n’achète pas de terre, je vis pépère ! » Il nous emmène marcher sur des crêtes d’où l’on aperçois les champs de pommes : « Jusqu’en 1950, les paysans du coin ne cultivaient que des lentilles, du blé, et des pois. Ils étaient pauvres comme Job. Et puis un jour, un Libanais du village a ramené des pommiers d’Amérique. Ce fut la clé de la prospérité ! Aujourd'hui, les paysans enrichis exportent leurs pommes en Europe et leurs enfants aux Etat-Unis ». Une fois apprivoisé, Rosny distille ses histoires. Lors d’une pause, face à une grotte, il nous raconte celle d’un villageaois, qui, à l’époque ottomane, avait tué un soldat turc. Poursuivi par un officier, ce paysan d’Aqoura se réfugia, armé, avec toute sa famille dans une cavité de la montagne. Les Turcs tentèrent en vain un assaut et finirent par installer un siège en espérant affamer les fuyards. Les provisions épuisées, le paysan eut l’idée de fabriquer des fromages avec le lait de sa femme qui venait d’accoucher. Futé, il fit parvenir quatre frometons de lait maternelle à l’officier ottoman qui, amusé ou touché ou découragé, décida de lever le siège.
On écoute l’ex-oiseau de nuit, en se gavant de cerises, tandis qu'un rapace tournoie au dessus de nos têtes. Rosny rigole en nous expliquant que c’est un "Nik al hawa" (traduction littérale : l’oiseau qui nique avec le vent)

La masseuse
Elle enduit ses mains d’huile d’arnica ou de baume du tigre, invite le marcheur à se détendre et commence à masser. Ses longs doigts agiles tournent autour des malléoles, s’attardent sur le gros orteil, titille le talon d’Achille. Elle nous apprend à respirer par le ventre et lit dans les pieds comme notre Turc lit dans le marc de café. Tout le monde y passe ou presque. C'est intimidant de se faire masser en collectivité même par une kiné professionnelle.

La chanteuse
C’est une fille du Nord de la France, grande, franche et fraîche, célibataire, certainement ex-jeannette ou guide, ancienne des Petits Frères des Pauvres et des Enfants du Liban. Mais derrière ce pédigree associatif impressionnant, on découvre un soir, après quelques araks bien tassés, une voix, une sensibilité. Son chant pur traverse la nuit et nous bouleverse. Son visage est concentré, sublimé.


J+1
La marche dévoile. Impossible de tricher. Les caractères exposés à la fatigue se révèlent comme une pellicule photographique. Il y a la médiatrice, la psychologue, l’efficace, le généreux, le doux rêveur, le soupe-au-lait, la sereine qui pourrait passer pour une timide, la tenace et même un jésuite un peu loufoque… Parfois ça fusionne, parfois ça clash. En tant que co-organisatrice je ressors de cette expérience essorée au sens que le voyageur-écrivain Nicolas Bouvier donne à ce terme : «on ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels