mardi 10 juin 2008

je randonne, tu randonnes, nous randonnons...



La porte a claqué. Un étrange silence envahit l’appartement. Ils sont tous partis. Les uns vers Paris, les autres vers Istanbul, certains vers New-York. Il est deux heures du matin. Je m’installe sur la terrasse pour repasser le film de ces dix derniers jours.

J-6 mois
Parcourir quelques tronçons du Lebanon Mountain Trail (LMT) avec un groupe d’amis. L’idée était née, en novembre dernier, au retour d’une randonnée en compagnie de mon professeur d’arabe.
Le LMT est un itinéraire de 400 km, reliant le Nord au Sud du Liban, en vingt-six étapes. Créé par Ecodit, une société américaine de conseil en environnement, et financé par Usaid (3,3 millions de dollars), ce circuit vient d’être achevé. Nous serions le premier groupe constitué à le parcourir. Un Américain a bien tenté de l’inaugurer en solo mais les combats de mai ont stoppé net son élan et il s’est carapaté à Chypre.
« Il ne s’agit pas simplement d’ouvrir un chemin de randonnée, nous avait expliqué un responsable, nous souhaitons redynamiser l’économie des 75 villages traversés ». Ainsi, à chaque étape, une liste de guides locaux à contacter est fournie [Est-ce pour inciter les marcheurs à faire appel à leur service que la signalisation du LMT est si discrète ?]
Pour le logement, Ecodit a sélectionné des familles aux revenus plutôt modestes. Outre l'aide financière visant à aménager leur maison, une formation à l’accueil leur est proposée, ce qui sonne à mes oreilles comme un pléonasme tant le Liban conjugue naturellement la convivialité. On loge donc souvent chez l’habitant, parfois dans un couvent ou même sous la tente. « Ce qui m’a plu dans le projet, me confie l’un des propriétaire de guesthouse, c’est l’idée que ce chemin relie le Nord au Sud au-delà des divisions communautaires et politiques de notre pays ».

J-une semaine
Après les violences de mai, nous translatons en catastrophe les tronçons du LMT prévus dans l’Akkar où des heurts ont éclaté vers une région plus calme et proche de Beyrouth, entre les villages de Tannourine et de Baskinta. L’une des participantes qui avait annulé son billet, le rachète plus cher. Personne n’annule. Bravo.

J-un jour
Je n’ai plus envie de partir. J’ai peur du groupe. Ils ne se connaissent pas. Mon prof et moi avons pioché dans nos réseaux d’amis respectifs : potes d’enfance, de boulot, de voyage. Notre équipe compte des Français, des Libanais, un Turc. Dans quelle galère me suis-je encore embarquée. J’aime les projets sur le papier mais confrontée à la réalité, je panique, c’est classique. Heureusement que mon prof assure. Pour étoffer la randonnée et donner un meilleur aperçu du Liban, nous avons également prévu des visites touristiques, une dégustation dans les caves du Clos St Thomas, une rencontre avec une coopérative de femmes druzes qui préparent le mouneh (bocaux de confitures, condiments, douceurs, eau de rose, de mures…). La partie sportive ne me m’effraie pas contrairement à l’imprévu relationnel.

Les Georges
Nos guides s’appellent presque tous Georges. G1 connaît le chemin mais pas la dynamique de groupe. G2 est replet comme Hardy, bavard comme une pie, G3, plutôt sec comme Laurel, est l’un des topographes du LMT. Il a emporté son GPS et un relevé précis du chemin tracé de sa main, ce qui n’empêche pas le groupe de se perdre au milieu des genévriers. G2 en profite pour me sensibiliser à la difficulté de replanter cet arbre : il faut que la graine soit avalée par un geai (les Japonais ont tenté le coup avec les dindons mais sans succès) qui ajoute une enzyme avant de la replanter par les voies naturelles. Sous les branches de genévrier ça sent le gin qui est effectivement fabriqué à partir de ces fameuses graines sorties du le trou de balles des geais. Tandis que j’écoute attentivement ces explications savantes, ça râle dans la troupe. La fatigue, la faim, le manque de repère, les cloques.

L’oiseau de nuit
L’un de nos guides s’appelle Rosny. Une allure de baroudeur, de fumeur de hashish, bref un noceur. Effectivement, Rosny fut fêtard, fréquentant la nuit les bars, le jour la faculté de Sciences-politiques. Tout au long des années 70, il voyagea, au sens propre et figuré. De son séjour à Paris, il conserve un argot désuet qu’il utilise souvent mal-à-propos. Et puis, en 1976, Rosny s’est posé à Aqoura, un village libanais - 150 habitants l’hiver, quelques milliers l'été - où vivait sa nourrice. Crise existentielle ? Il sourit pudique. Divorcé, père d’une fille de vingt ans, il protège aujourd’hui son indépendance, refusant de s’enliser dans les embrouilles de la politique locale « Aqoura compte 70 % d’aounistes, 30 % de pro-Forces libanaises, 17 églises et deux grandes familles qui n’ont pas le même accent, s’amuse-t-il lucide. Moi, si je n’achète pas de terre, je vis pépère ! » Il nous emmène marcher sur des crêtes d’où l’on aperçois les champs de pommes : « Jusqu’en 1950, les paysans du coin ne cultivaient que des lentilles, du blé, et des pois. Ils étaient pauvres comme Job. Et puis un jour, un Libanais du village a ramené des pommiers d’Amérique. Ce fut la clé de la prospérité ! Aujourd'hui, les paysans enrichis exportent leurs pommes en Europe et leurs enfants aux Etat-Unis ». Une fois apprivoisé, Rosny distille ses histoires. Lors d’une pause, face à une grotte, il nous raconte celle d’un villageaois, qui, à l’époque ottomane, avait tué un soldat turc. Poursuivi par un officier, ce paysan d’Aqoura se réfugia, armé, avec toute sa famille dans une cavité de la montagne. Les Turcs tentèrent en vain un assaut et finirent par installer un siège en espérant affamer les fuyards. Les provisions épuisées, le paysan eut l’idée de fabriquer des fromages avec le lait de sa femme qui venait d’accoucher. Futé, il fit parvenir quatre frometons de lait maternelle à l’officier ottoman qui, amusé ou touché ou découragé, décida de lever le siège.
On écoute l’ex-oiseau de nuit, en se gavant de cerises, tandis qu'un rapace tournoie au dessus de nos têtes. Rosny rigole en nous expliquant que c’est un "Nik al hawa" (traduction littérale : l’oiseau qui nique avec le vent)

La masseuse
Elle enduit ses mains d’huile d’arnica ou de baume du tigre, invite le marcheur à se détendre et commence à masser. Ses longs doigts agiles tournent autour des malléoles, s’attardent sur le gros orteil, titille le talon d’Achille. Elle nous apprend à respirer par le ventre et lit dans les pieds comme notre Turc lit dans le marc de café. Tout le monde y passe ou presque. C'est intimidant de se faire masser en collectivité même par une kiné professionnelle.

La chanteuse
C’est une fille du Nord de la France, grande, franche et fraîche, célibataire, certainement ex-jeannette ou guide, ancienne des Petits Frères des Pauvres et des Enfants du Liban. Mais derrière ce pédigree associatif impressionnant, on découvre un soir, après quelques araks bien tassés, une voix, une sensibilité. Son chant pur traverse la nuit et nous bouleverse. Son visage est concentré, sublimé.


J+1
La marche dévoile. Impossible de tricher. Les caractères exposés à la fatigue se révèlent comme une pellicule photographique. Il y a la médiatrice, la psychologue, l’efficace, le généreux, le doux rêveur, le soupe-au-lait, la sereine qui pourrait passer pour une timide, la tenace et même un jésuite un peu loufoque… Parfois ça fusionne, parfois ça clash. En tant que co-organisatrice je ressors de cette expérience essorée au sens que le voyageur-écrivain Nicolas Bouvier donne à ce terme : «on ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels

1 commentaire:

florain31 a dit…

si je comprends bien je lis le jour même de la parution? c'est assez émouvant!bonne préparation à mon premier séjour au LIban la semaine prochaine....