mardi 24 juin 2008

A propos du hasard

Eluard a écrit : « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous ». Un proverbe arabe affirme « Le hasard est mieux qu’un rendez-vous ». Je suis d’accord avec le premier et je confirme le second. La preuve.

Mon histoire avec le Liban est en partie liée à un article sur les prisons que j’ai écris en 2001 pour le magazine d’Amnesty International. J’avais notamment observé à quel point le travail des associations venait combler l’absence abyssale de l’Etat. Je me souviens d’une réunion surréaliste dans l’enceinte de la prison de Roumieh au cours de laquelle un responsable des Forces de sécurité intérieures (les centres de détention relèvent du ministère de l’Intérieur au Liban) faisait sans vergogne son marché auprès des ONG, demandant aux unes des couvertures, aux autres des denrées alimentaires…

Cette année, je ne suis pas à Beyrouth pour les droits de l’homme, juste pour apprendre l’arabe.
Et pourtant, on n’échappe pas aux rendez-vous de la vie. Il y a un mois, au cours d’une conversation anodine avec la directrice de l’école de langue où je prends mes cours, j’apprends qu’elle vient de publier un livre sur ses cinq années passées à l’ombre entre 2001 et 2006. Je lis, je discute avec cette femme de cinquante ans, énergique, aux cheveux drus et aux yeux étranges, un peu exorbités, qui confèrent à son regard une intensité à laquelle il est difficile d’échapper.
« Je suis une survivante », confie-t-elle. Une rescapée à triple titre : de la guerre civile au cours de laquelle elle fut brièvement kidnappée et battue, de la drogue dans laquelle elle a plongé à 23 ans entraînée par son amoureux qui finira par se mettre une balle dans la tête et enfin d’un tête-à-tête impitoyable avec elle-même, dernière fille d'un couple franco-libanais qui aurait tellement désiré un garçon !
Vingt ans d’héroïne et vingt heures de travail par jour pour se la payer. C’est après sa troisième arrestation en trois ans que Joëlle, prof en fac à l’Université Saint-Joseph, se fait incarcérer pour consommation de drogue. Les deux premières fois, elle bénéficie de l’aide de sa famille et file en désintoxication avant de rechuter. La troisième fois, elle termine derrière les barreaux de Barbar Khazen. Elle qui n’a jamais eu de vraie copine vit désormais dans un univers exclusivement féminin.
Dans son livre, l’ex-prisonnière décrit ce microcosme pénitentiaire et ses règles, les rapports de force entre la directrice, les gardiennes, les prisonnières qui mouchardent, l’emprise que certaines détenues parviennent à avoir sur les autres grâce à l’argent, à quelques boites de conserve, à l’autorité naturelle, à la manipulation. Parler français c’est se rapprocher de l’une en excluant une autre, faire preuve de politesse c'est se distinguer mais il faut assumer, prendre des responsabilités c'est s'exposer aux jalousies.
La détention ne se réduit pas à une longue période d’attente. Joëlle travaille en cuisine, fabrique et vend des colliers, fait du tutorat pour une co-détenue, prie, se sèvre toute seule de la drogue, sans utiliser aucun produit de substitution. Un défi personnel qu’elle se lance un jour, une victoire lui permettant de regagner son estime d’elle-même et surtout un cadeau offert à sa fille.
Assez vite, elle prend conscience que Les murs ne font pas la prison, comme elle a joliment titré son ouvrage : « Ma liberté vient de l’intérieur, les murs de béton qui m’entourent ne l’empêchent pas. Je suis libre de ressentir l’émotion, libre d’aimer, libre de haïr, libre de réfléchir, d’imaginer… de croire, de choisir. Je n’ai jamais été si libre ».
Barbar Khazen ressemble à un théâtre, riche de personnages hauts en couleur que la narratrice décrit avec une grande finesse psychologique. Toutes ont des noms d’emprunt sauf les sœurs qui font penser à celles de Cendrillon. Sans prénom, elles resteront tout au long du récit « les sœurs », pas très tendres, pas très indulgentes, jalouses quand Joëlle tente avec brio la fameuse dictée de Pivot ! Les autres silhouettes nous deviennent vite familières : Samar la compagne de cellule de Joëlle qui la fait tourner bourrique, l’attire dans ses filets, la rejette, l’aime, la promiscuité et le manque de tendresse suscitant en effet des amours plus ou moins durables en prison. Hind, la « terroriste », rebelle et belliqueuse. Pierre, le fiancé de Samar à laquelle Joëlle prête sa plume et son inspiration amoureuse, telle un double féminin de Cyrano de Bergerac. Nadia Bejjani qui essaie d’aider les junkies à décrocher. Et toutes ces volontaires des ONG confessionnelles ou laïques.
Les informations sur la vie de la narratrice hors de la prison sont parcimonieuses, égrennées de ci de là comme les cailloux du Petit Poucet : un flash sur l’enfance à Achrafieh, un autre sur son boulot d'enseignante, une allusion à son ex-mari ou à sa fille. Et cela suffit. Avec lucidité, sans complaisance ni cynisme, Joëlle Giappesi a le don de la juste distance.
Ce témoignage d’une ex-détenue, ex-junkie, qui assume son homosexualité me parle à moi qui n’ai connu ni la prison, ni la drogue. Elle me convie à accepter comme elle mes propres contradictions sans essayer de les maquiller pour leur offrir une quelconque cohérence littéraire ou édifiante. Chacun s’y retrouve, avec ses forces et ses failles, ses instants de bravoure et ses moments de faiblesse, ses rires et ses chagrins, ses peurs et ses rêves. Et surtout le besoin impérieux et vital d’être aimé.

Pour acheter le livre sur Internet
http://www.antoineonline.com/Product.aspx?productID=142716

1 commentaire:

nath a dit…

Ah voici enfin de vos nouvelles!
J'ai connu votre blog par Amnesty et le suis régulièrement...
J'ai vu il y a quelques semaines le film: Sous les bombes et ai pensé à vous.
Merci de nous faire partager votre expérience et votre regard sur le Liban!!

Cordialement, une lectrice française fidèle...