vendredi 28 décembre 2007

une famille d'adoption

Les champs de bananiers ont laissé place à des citronniers et des mandariniers dont les branches ploient sous le poids de fruits gros comme des boules de Noël. Dans les villages, les guirlandes rose et parme des bougainvillées ornent les portails. Plus loin, les cyprès noirs sont au garde à vous et les champs d’oliviers frissonnent sous le vent léger de cette belle matinée. C’est la fête de l’Adha qui la foi d’Abraham prêt à sacrifier son fils pour Dieu et la fin du pèlerinage à La Mecque. Leïla m’a invitée à Zrariye, village du sud du Liban, proche du fleuve Litanie. Dans les bourgs, les habitants se pressent au cimetière pour la prière aux morts. Des rubans blancs et des feuilles de palmiers signalent les maisons prêtes à accueillir le retour d’un pèlerin (Haji).

Longtemps, le Sud fut économiquement tourné vers la Palestine bien plus que vers Beyrouth. Les paysans vendaient leurs produits au grand marché de Haïfa jusqu’à la création d’Israël en 1948. Mais les guerres successives ont cassé les dynamiques locales contraignant beaucoup d’habitants de Zrariye à quitter le pays pour les Etats-Unis (10%) ou pour l’Afrique (90 %). Déjà dans les années 30, une première vague migratoire avait touché le village, de pauvres métayers qui, revenus au Liban, ont immédiatement investis dans la terre. Aujourd’hui, le village vit sous perfusion grâce aux revenus de ces immigrés africains.

A peine arrivée au village, la famille de Leïla effectue la tournée des oncles, tantes, cousins, cousines. Des sauts de puce avec respect scrupuleux du rituel : distribution de chocolats, de marmoul (gâteaux fourré aux dattes), café… On s’installe autour du subah souvent éteint car le bois coûte cher. La télévision diffuse une émission animalière parfois des entretiens politiques insipides : tout le monde s’en fout, personne n’écoute. On s’enquiert plutôt de la santé, du travail, des enfants puis chacun s’interroge sur la date de l’Adha puisque celle-ci dépend du dignitaire religieux chiite que l’on suit : le marja Sistani, Khameneï ou Fadlala. Par conséquent, à Zrariyé, certains font la fiesta le mercredi, d’autres le jeudi ou encore le vendredi.
L’une des familles visitée est en deuil. Dans le salon, les hommes coiffés de keffiehs blancs discutent entre eux et les femmes se réconfortent à l’autre bout de la pièce. « Tout être vivant naît et meurt… il faut demander la patience… elle nous attend de l’autre côté… »

A la « station » suivante, une vieille est alitée, toute frêle avec une chevelure couleur neige, elle n’y entend plus et n’y voit guère. « Je me bats avec Azraïne, (le roi de la mort) et je gagne toujours », soupire-t-elle avant de passer en revue toute la famille. Elle pose des questions sur les neveux et nièces et quand elle n’est pas contente de la réponse, elle râle contre la mère de Leïla et dit avec malice : « tu ne m’écoutes pas, je vais te renvoyer ». Mais au moment de partir, deux larmes coulent le long de sa joue diaphane, la vieille femme me regarde fixement avec ses yeux fanés : « Pourquoi ne vient-on pas me chercher… trois ans que j’attends la mort ! » Je dépose un baiser sur sa main toute fripée.

La tournée terminée, on se pelotonne sous les couvertures tandis que la maman de Leila commente l’actualité heureuse tirée de vieux exemplaires du magazine Point de vue en nous distribuant des châtaignes. Le lendemain, je prends avec elle ma première leçon de cuisine libanaise : manouché, kafta, moutabal… l’occasion de discuter entre femmes notamment de la dureté de son mari, un homme de principe chiite et obtus. Comme ce patriarche n’a pas été consulté pour le choix de la fiancée de son fils, il refuse de participer à la demande officielle auprès de famille de la future belle-fille (la toulbe). Ce sera l’oncle qui viendra, présentera les gâteaux et discutera du montant de la dote. Cette somme se divise en deux parties : la mouqadam (dons, cadeaux) et le mouqahar (qui servira à la fille en cas de divorce ou de répudiation). La cérémonie se termine par la récitation de la fatiha – la première sourate du Coran – et des zalrouka (youyou pour souhaiter bonne chance au couple). Mais la toulbe de Toufic est assombrie par l’absence du père intransigeant et le mariage risque de l’être tout autant. Pour le déjeuner de fête, nous rejoignons deux tantes célibataires qui me font penser aux vieilles filles de Ces Dames au chapeau vert… L’une a perdu son mari très jeune, emporté par une méningite et l’autre a été marié deux jours puis à quitté le domicile conjugale, mais on en sait pas plus, c’est un secret de famille. Rigolotes, elles font preuves de petites attentions l’une pour l’autre et d’un sacré coup de fourchette. Pas de vin à table : on est chez les chiite.
Au cours de ces deux jours, à aucun moment je ne me suis sentie étrangère, assaillie de question. Au contraire. En quittant Zrariye j’ai l’impression d’avoir trouvé une famille libanaise d’adoption.

lundi 17 décembre 2007

Déjeuner chez Tante Sawa

Le jeudi, c’est le jour de nos déjeuners de filles. On se retrouve chaque semaine avec Julia et Leïla au Café Graffiti pour une salade Haloumi (fromage de Chypre) ou au Prague pour une salade César … Ce jeudi-là, les filles m’ont proposé d’innover. On va chez Tante Sawa, minuscule restaurant offrant quelques tables en bois clair et un ou deux plats du jour. Aujourd’hui, c’est mouloukhia (filets de poulet cuit dans un bouillon de feuilles de corette et accompagné de riz).

Julia est Libanaise, a fait ses études à Lyon puis vécu aux Etats-Unis. Elle ressemble aux jolies filles longilignes du dessinateur Kiraz qui travaillait pour le magazine Jour de France. Immense avec ses tenues fluides et ses cheveux vaporeux, des lunettes qui finissent toujours sur le bout de son nez, Julia transforme toute anecdote en épopée dramatique ou en comédie irrésistible. C’est selon. Professeur de linguistique, elle enseigne dans le public, à l’Université libanaise. Un sacerdoce vu les conditions de travail (à la rentrée, elle ne connaissait ni le nom, ni le nombre d'étudiants)
Leïla est une brunette, pas bien grande, pleine de douceur et de sollicitude. Née en Côte-d’Ivoire, de culture francophone, elle a émigré au Liban à 20 ans et enseigne l’Histoire dans un lycée privé lié à l'Université Américaine. Un cadre paradisiaque et un établissement de rêve avec bougainvillés, pelouses, pins...
Julia vient de divorcer, Leïla vient d’être quittée. Alors, forcément, nos repas ressemblent parfois à une réunion de chefs d’Etat-major qui étudieraient les meilleures stratégies de deuil, de reconquête ou de séduction. Mais plus souvent encore, nous évoquons nos différences culturelles et mes deux amies me livrent quelques clés fort utiles pour déchiffrer le quotidien libanais. Chez Tante Sawa, ce jeudi-là, j’ai ainsi appris qu’au Liban, dire non c’est « ultra-agressif », On dit oui et après Inchallah !

« Essaie d'imaginer, poursuit Julia en remuant ses longue mains au-dessous de la mouloukhia, dans le monde Arabe, il y a Toi, l’Autre et la Fatalité (ou Dieu), bref quelque chose que tu ne maîtrises pas et qui peut bouleverser tout engagement, toute promesse, tout rendez-vous. Rien n’est acquis. On est dans l’ordre du vraisemblable ou du probable. Donc il vaut mieux dire Oui, c’est plus sympa et ensuite tu vois …Le non c’est du définitif, malpoli, interdit. »

Je pense comprendre enfin pourquoi le chauffagiste que je poursuis de mes assiduités depuis une semaine m’assure qu’il viendra sans faute entre 9 et 10 heures « demain ». Il me l’a même promis vendredi soir sachant pertinemment que le jour suivant est un samedi férié.

A l'inverse, répondre par la négative n’est tout simplement pas compris des Libanais. Lorsqu’ Ahmad m’a invitée à dîner et que j'ai répondu "niet" car j’allais au concert avec Georges, je me suis retrouvée dans un vrai labyrinte, extrait :
- Ah bon, mais tu peux quand même venir dîner
- Ben non je vais au concert
- Tu sais il y aura Joëlle et son mari. Tu les aimes bien...
- Oui c’est dommage mais je ne peux pas
- Je prépare un mezzé et j’ai acheté des bouteilles de ksara
- ce sera parfait mais sans moi car je vais à un récital de piano
- mais si tu veux on écoute du piano pendant le diner ?
- non ce n'est pas possible
- ça finit à quelle heure ton truc
- mon récital ? tard
- tu peux pas venir alors
- ben non
- ok, alors je te rappelle tout à l’heure pour voir si tu viens au dîner finalement !
D’ici son prochain coup de fil, Dieu ou la fatalité aura peut-être changée la donne.

Parfois même Julia a du mal avec ce flou à l’Université libanaise. Alors que l’établissement de sa copine Leïla fonctionne à l’américaine avec des dates de vacances établies à l'avance, Julia ne connaît toujours pas celles de Noël. « Ils disent que c’est à cause des astres etc. Va pour choisir les vacances du Ramadan (déterminées par l’autorité religieuse qui décide en fonction de la croissance de la lune) mais quand même Jésus il est né à Noël le 25 décembre une fois pour toute non ! »

Les horloges de Beyrouth

De loin, on pourrait croire à de classiques horloges. Installées en hauteur, avec leurs gros chiffres de couleur bleu ou rouge en digital, elles accrochent l'oeil . Et pourtant ces enseignes lumineuses ne donnent pas l’heure mais font le décompte morbide du temps écoulé depuis un assassinat. Il y en a une pour celui de Rafic Hariri, une pour Gibran Tuéni. Une autre calcule la durée de l’occupation du centre ville par les tentes de l’opposition. J’imagine qu’il pourrait y en avoir une, située en face du Sérail, informant le citoyen sur le nombre d'heures de vacance du pouvoir. Quant à mon horloge personnelle, elle décompte les jours me séparant des retrouvailles avec mon amoureux pour Noël.

jeudi 13 décembre 2007

La visite médicale

L’échelle pour accéder à ma mezzanine est raide et je suis maladroite. Depuis le début de mon installation au studio, je pressentais le résultat de cette équation de tous les dangers : j’ai fini par me casser la figure. Un pied qui glisse, un vol plané et je m’écrase de tout mon poids sur mon petit doigt.
Le voyant se colorer (rouge, violet, bleu, jaune) et doubler de volume, je m’inquiète d’un médecin. Le seul que je connaisse ici est l'un des participants à l’atelier d’écriture que je fréquente à Beyrouth : un neurochirurgien, spécialiste des tumeurs. Pas vraiment versé dans les petits bobos aux doigts mais je n’ai que lui sous la main, c’est le cas de le dire.

GH est un quarantenaire bien en chair, avec de fines lunettes et un visage rond. Il m’avait prévenu que sa secrétaire avait passé la retraite depuis bonne lurette. Effectivement, c’est une très vieille dame courbée à l’équerre qui m’ouvre la porte du cabinet et m’offre un café. Tandis que je le sirote, j’entends des éclats de rire de l’autre côté de la cloison. Un neurochirurgien qui se gondole avec ses patients, c’est pas banal. A mon tour.
« Ahlan wa sahlan, ki fik, tu vas bien ? Come, come in ». Il m’accueille avec chaleur dans ce mélange de libano-franglais pratiqué par tant de Libanais.
Sur le bureau du médecin trône la photo de sa fille et de sa femme. Des stars ! Pour me donner une contenance je m'exclame : « Comme elles se ressemblent !». A peine ai-je achevé que je pressens la gaffe. « Ah tu trouves, c’est un hasard car mon épouse actuelle n’est pas sa mère ». Bingo, j’aurai du m’en douter. Cet homme n'est pas le genre monogame. En atelier, il nous a écrit un texte irrésistible sur un type rêvant d’assassiner sa femme tout en étant d’une exquise délicatesse. Son style révélait une bonne connaissance du sujet !
On examine en cinq minutes mon doigt foulé, il propose une attelle et passe vite à ses sujets de prédilections : la littérature, l’Espagne, l’opéra. C’est alors qu’il ouvre un placard secret planqué derrière des volumes d’encyclopédies médicales où il conserve ses « trésors » : des CD, une méthode de langue « apprendre l’Espagnole en 90 leçons » et des romans de Stephan Zweig en collection de poche. « C’est tout ce que je ne peux décemment pas ramener à la maison », explique-t-il, hilare et fier, comme un gamin qui vient de faire une grosse bêtise. Je n’ai toujours pas compris pourquoi un auteur comme Zweig suscitait une telle opprobre à son domicile.
Entre deux patients, GH révise ses verbes irréguliers dans la langue de Cervantès, écoute un morceau de musique ou lit un chapitre de "Vingt-quatre heures dans la vie d'une femme". Au moment de partir, je le vois soulever ses cent kilos pour esquisser quelques pas de salsa en me demandant soudain sérieux et inquiet : « c’est bien comme ça ? »
Non seulement je ressors avec un doigt soigné mais le neurochirurgien m’a donné une pêche d’enfer. Il aurait du faire psy.

mercredi 12 décembre 2007

Le soleil brille avec insolence aujourd'hui sur Beyrouth alors que le Liban se trouve à nouveau plongé dans le deuil. Ce matin, c'est le texto inquiet d'un ami français qui m'a prévenu de l'attentat.
A 7h10, une voiture en stationnement bourrée de 35 kilos de TNT à explosé au passage du 4x4 du général François Hajj, à Baabda, dans la banlieue Est de la capitale. Bilan, deux morts dont le général et plusieurs blessés. Le général Hajj était, pressenti pour succéder au général Michel Sleimane à la tête de l'armée libanaise si Sleimane était élu à la présidence. Il avait également commandé une vaste offensive militaire contre les islamistes du Fatah al-Islam, opération qui a fait des centaines de morts au cours de l'été dans le camp de réfugiés palestiniens de Nahr el-Bared, au Nord.
Tout le monde condamne l'attentat : le Hezbollah, Aoun, Geagea, Hariri, Joumblatt, la Jordanie, La Syrie, l'UE, les USA... Quelle belle unanimité. Reste que pour identifier d'où vient le crime, on retrouve les clivages et les rumeur qui pourrissent le climat politique. La Syrie accuse Israël, un ministre de la majorité accuse la Syrie et Michel Aoun, dénonce la manière "honteuse" dont les forces politiques cherchent à tirer profit de cette mort en faisant directement allusion à Damas.
Aujourd'hui, mon ami Georges se propose de m'emmener à une veillée de prière commémorant un autre assassinat : celui de Gebran Tuéni en 2005. Double triste anniversaire.

mardi 11 décembre 2007

Jazz session

Pour ce concert de jazz organisé à l’American University of Lebanon (AUB), le public est nombreux et l’entrée gratuite. Sur scène, une belle Iranienne, brune, toute vêtue de noir, chante les poètes perses Khayyam et Saadi sous la voûte de la chapelle. Enchantement. Elle est accompagnée d’un batteur indien, d’un pianiste français, d’un bassiste iranien. Tous ont étudié la musique en Allemagne et leur complicité musicale révèle une tendresse amicale. Avant chaque morceau, la diva explique la signification des poésies qu’elle a traduites en musique. Une maîtrise parfaite peut-être un chouïa trop impeccable. Soudain, la chanteuse demande qui parle farsi dans l’assistance. Un impertinent répond : "Les Libanais qui parlent l’iranien ? y font du camping en centre ville" [allusion aux partisans du Hezbollah, parti libanais pro-iranien qui a installé des tentes dans le centre depuis un an exactement !] Eclats de rire dans la salle. Un autre rigolo renchérit : « Si tu reviens dans un an, tous les monde parlera le perse ! » [Allusion au pouvoir de mobilisation du même Hezbollah].
Tout est politique ici, y compris un innocent concert. A la sortie, on s’interroge sur la prochaine sessionde...du Parlement, pas de jazz.

dimanche 9 décembre 2007

Dead line

Le délai constitutionnel pour le choix d’un nouveau président est passé depuis une semaine. Le Liban, comme la Belgique, vogue sans capitaine. Pourtant, le pays semble pousser un grand soupirer de soulagement comme si le boulet de la guerre l’avait épargné de justesse.
Est-ce par frustration que les jeunes du café internet Galaxy, au lieu de tchater tranquilles avec leurs copines, s’excitent derrière leur console en lançant des missiles des balles virtuels sur des cibles humaines ? Et moi, est-ce par superstition que je change de trottoir rue Gouraud pour éviter le magasin Verney-Carron qui se vante d’être « fabriquant de fusils depuis 1651 » ?
Il y a un mois, un FSI (Force de sécurité intérieure) a tiré sur le conducteur d’un 4x4, armé lui aussi. Les deux automobilistes se disputaient le droit de passage. Le type du 4x4 est mort. Plus récemment, à Tripoli, dans le Nord, ce sont des miliciens qui se affrontés. Bilan : un mort dans chaque camp.
Un ami libanais résume avec cynisme : "au Liban tu trouves les ruines romaines, les ruines de la guerre civile et les ruines du demain".

jeudi 6 décembre 2007

L’hirondelle s’est isolée dans un monastère. En silence. En Syrie.

J’ai signé
Depuis près de dix ans, le père Paulo me propose une retraite en silence dans la communauté qu’il a fondée, en Syrie, au nord de Damas. Après moults hésitations, j’ai fini par dire oui. Et j’ai rejoint Mar Moussa, un dimanche soir de novembre.

Paulo
Il a la tête de Moïse et la voix de Pavarotti. En 1982, jeune jésuite romain, Paulo Dall’Oglio étudiait l’arabe à Beyrouth. En pleine guerre, il décide de faire une retraite spirituelle et se retrouve en prière dans les ruines d’un ancien couvent isolé dans le désert syrien. Le monastère date du VIe siècle mais fut abandonné dans la première partie du XIXe. Lorsque Paulo y séjourne la première fois, le bâtiment juché sur un éperon sert de bergerie, les fidèles de l’époque sont les chèvres du vallon, le toit s’est effondré et les magnifiques fresques colorées de l’église se trouvent cachée derrière des enduits. Mais Paulo sent que sa vie va s’écrire dans cet univers de rocher et de sable.
Dès 1984, les travaux de restauration commencent, une communauté se fonde, reconnue en 2005 par le Saint-Siège. Non sans mal. Car le projet chiffonne en haut lieu. Pas banal une communauté où se côtoient hommes et femmes, maronites, catholiques, grecs-orthodoxes, melkites…et en plus est engagée dans le dialogue islamo-chrétien. Elle conjugue la vie spirituelle comme absolue, le travail manuel comme mode de vie et l’hospitalité dans la tradition abrahamique.

Une semaine de silence
La vie est âpre à 1400 mètres d’altitude. On se chauffe au poële, les textes sacrés dansent sous les yeux à la lumière des bougies. Cinq heures de méditation par jour avec au programme, les Psaumes et l’Evangile de Saint-Marc. J’ai vite remisé au fond du sac mon MP3 et le roman pourtant excellent que j’avais entamé (Trois médecins de Martin Winkler).
Sortie du cadre de l’Eglise depuis déjà quelques années, je me demandais ce que je fabriquais là avec cette perspective de solitude, l’aridité des textes bibliques… Seule certitude, je savais que Paulo n’essaierait pas de « me récupérer ».
« On va chercher Dieu et tu vas aller ton chemin », m’a-t-il annoncé d’emblée. Et la méditation finalement c’est comme la randonnée, les premiers pas sont terribles et puis on acquiert un rythme.
Le matin, je grimpe le long du wadi, m’assoie sur une pierre avec le chien du monastère qui me suit en ballade et tous les deux, on s’enfonce dans le silence. Lui, je ne sais pas trop à quoi il pense ; moi, je me laisse porter par les échos des textes sur ma petite existence et sur mes grandes questions. La cloche du déjeuner sonne à 14h30. La vocation d’accueil du monastère attire des gens de tous horizons : habitants du coin, étudiants d’Alep, simples touristes, expatriés installés à Damas, Onusiens, mystiques authentiques ou paumés déboussolés, marcheurs ou glandeurs. C’est selon. Dans l’après-midi, chacun à notre tour, (nous sommes trois retraitants), nous débriefons nos découvertes ou nos doutes avec Paulo. J’aime les homme de foi qui savent aussi dire « je ne sais pas » et qui n’ont pas réponse à tout. Le soir, pendant la messe, Paulo n’hésite pas à poser des questions à la petite assemblée, histoire de réveiller un peu le fidèle assoupi à cause de la chaleur du poële et de l’ambiance feutrée de cette chapelle si belle ! C’est le côté provocateur du bonhomme. Des débats s’instaurent parfois. Un soir, trois chaldéens d’Irak apportent leur témoignage (l’un d’eux a été enlevé quelques jours par Al Qaeda). La contemplation n’exclue pas la réalité, au contraire. Mar Moussa est au cœur de bien des problématiques de la région. Et Paolo n’est pas le dernier à donner son avis.
Je l’avoue, je le confesse, j’ai triché un peu sur le silence pour écouter le récit de vie de ma co-retraitante qui fit les 400 coups pendant quatre ans avant mettre un terme à son parcours mortifère et pour discuter avec jeune Breton, berger l’été écrivain l’hiver, qui avala des milliers de kilomètres à pieds entre Nice et Jérusalem. Il avait le regard doux et serein du voyageur qui semble toujours fixé sur un horizon à atteindre. Quant à la violation de la règle du silence je venais de lire l’Evangile ou Jésus affirme : « le sabat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabat ». Alors !

vendredi 9 novembre 2007

Perturbations automnales

Un nuage noir couvre Beyrouth. Dans l’échancrure, un pan de ciel bleu comme un dernier adieu.
J’entends les gouttes de pluie tambouriner sur les vitres. Il fait nuit noire à 17 heures. Plus de café le matin sur la terrasse, plus de ballades nocturnes sur la corniche, plus de brasses coulées dans les eaux calmes et turquoise des Bains militaires, plus de soirées saturées du parfum des jasmins. Je suis Chti mais déteste la pluie. Elle agglomère la poussière des rues de la ville sans cesse en travaux. Elle colore la mer en gris. Elle rend triste. J’ai le cœur serré comme si ces perturbations climatiques menaçaient la joie nouvelle qui m’habite depuis quelques mois. Le bonheur est fugace, je le sais, je le sens. Un fil si fragile sur lequel chacun tente de trouver son équilibre. Un coup de vent et le funambule se casse la figure. Il n’y a pas de filet, faut pas rêver ! Le bonheur est fugace, je le sens, je le sais. Ça laisse combien de temps docteur ? Combien de temps avant l’orage ? Combien de temps pour assembler ces moments magiques réduits bientôt à de poignant souvenirs, ou pire au film obsédant que l’on se passe en boucle pour nourrir une malsaine nostalgie ? Oui, dites-moi combien de temps peut-on aimer sans souffrir… Le pan de ciel bleu est phagocyté par le nuage noir. Je mets mon imperméable pour me rendre chez le prof d’arabe. L’été est mort.

jeudi 8 novembre 2007

Assad peint

Assad est grec-orthodoxe. Pendant la guerre civile, des miliciens l’ont kidnappé. Juste quelques jours mais il ne s’en est jamais remis. C’était alors un adolescent. Aujourd’hui, à 35 ans, il vit cadenassé à l’intérieur de sa tête malade. Jamais il ne quitte son père. Sa famille a bien tenté de l’emmener voir un psychiatre mais il a piqué une crise terrible, arrachant les cheveux de sa mère. Alors les médecins se contentent de lui prescrire des pilules de couleurs. « Il lui donnent des trucs pour psychotiques alors qu’il est névrotique », soupire son oncle de passage au Liban. Chez lui, Assad aime peindre.

Bint Jbeil

Ce nom évoque quelque chose à tous ceux qui ont suivi la guerre de 33 jours entre le Hezbollah et Israël pendant l’été 2006. Située à proximité de la frontière avec l’Etat Hébreu, la ville a morflé. « Dresdéisée » : les vieilles demeures en pierre sont éventrées, les toits en tuiles rouges effondrés. L’ancien souk ? Pffft, y a plus, disparu !
Jamil, un chercheur brésilien en psychosociologie m’y emmène pour assister à « sa collecte de terrain ». Pour ses entretiens, il a besoin de huit personnes de confession chiite, « moins de 30 ans et plus de 60 ans ». Il construit ses échantillons comme on fait une liste pour le marché. Sa traductrice est une étudiante libanaise en sciences politiques, ravissante avec ses cheveux bouclés auburn et une grâce juvénile qui l’embellit dès qu’elle explique un terme ou s’enthousiasme pour une idée. Il y a des gens comme elle dont la beauté fleurit lorsqu’il s’exprime.

Avant de descendre dans le Sud, il faut se faire enregistrer par l’armée libanaise et obtenir un numéro de passage. Tête de linotte, je l’ai oublié et au check point, me trouve coincée. Impossible de passer. Les sourires enjôleurs et les battements de cils tombent à plat, le militaire de service reste inflexible. Rien n'est jamais perdu au Liban, il faut causer, la traductrice glisse subrépticement que son oncle est le leader du parti Amal (L’espoir) qui « tient » la région. Un coup de fil au tonton et l’affaire est bouclée, je peux traverser. Cela s’appelle la mistbah : le piston.

L’unique hôtel de Bint Jbeil est cher et sinistre avec ses chambres tapissées de lino gris, ses couvre-lits kaki-caca, et un manager aux allures de bouledogue. Le chercheur compte ses sous, propose de ne prendre qu’une seule chambre pour nous trois. Mais c’est impossible au Liban : seuls les couples mariés peuvent dormir ensemble.
La quête des « échantillons » commence par une visite à la municipalité. Jamil est certain que le maire lui ouvrira les portes de ses concitoyens. Pas de chance, le moukthar vient de mourir. Devant le bureau de la reconstruction, nous tentons de glaner quelques renseignements. Mais bientôt c’est l’inverse, un jeune gars à la coupe militaire nous mitraille de questions, veut absolument photocopier le questionnaire de Jamil. Quelques personnes ayant accepté de nous livrer leur témoignage reviennent bizarrement sur leur accord. Nous sommes suivis puis carrément interpellés par un énorme moukhabarat de l’armée qui emporte nos passeports. Explications, tensions, réconciliations. Le grand chef plus aimable explique qu’il s’agit juste d’un contrôle de routine. En attendant, il est certain que tous ceux que nous approchons sont briefés. En fin d’après-midi, c’est à la pharmacie que nous finirons par obtenir le nom de personnes plus coopératives : un professeurs d’histoire, un anthropologue, un dentiste, un plombier et un …combattant. Ce dernier m’avouera, à la fin de l’entretien, avoir promis de rapporter la conversation à qui de droit. Le hezbollah ? l’armée ? Difficile à dire.
Le dentiste est un bel homme, cheveux en broussaille, large sourire, épais sourcils. Dans la salle d’attente de son cabinet, je prends pour un vase posé sur un guéridon le reste de l’obus ayant traversé la maison. Le dentiste nous montre la toiture en vrac, les fissures dans les murs. L’homme est pressé. Entre deux réponses aux questions de Jamil sur la violence et le chiisme, il plombe une dent et saisit sa fraiseuse. Imperturbables, les patients assis sur la chaise en skai du dentiste écoutent l’entretient la bouche ouverte. J’ai du mal à réprimer un fou-rire.
Bientôt c’est au tour du plombier de raconter comment il a vécu les guerres du sud, l’occupation par Israël jusqu’en 2000, la présence « forte » du Hezbollah que tout le monde appelle ici la Résistance. Le père du plombier a « collaboré » avec l’ennemi sioniste dans les années 90. Jamil semble étonné voire indigné. Il faut dire qu’il est plus militant que chercheur. Le plombier nous explique qu’à l’époque, un ami de son père, Abou Youssef ayant refusé de donner son fils à l’armée ennemi de Lahad fut égorgé et sa dépouille traînée par un char dans les rues. Mon fou rire est passé.

dimanche 4 novembre 2007

Enseignes

L’enseigne d’une échoppe de la rue Hamra à Beyrouth vante les GOUFFRES DE BRUXELLES. Est-ce parce que ces gaufres sont si savoureuses que le passant les engouffre avant même d’avoir atteint le marchand de jus de fruits en face où j’aime m’arrêter pour siroter une jus de canne.

A Byblos, la plaque du Docteur Guy Gay-Prada prévient : "Reçois sans rendez-vous, en dehors des heures de sommeil"

mercredi 31 octobre 2007

La Beqaa

En arabe, la Beqaa signifie « tachetée », référence à la vocation agricole de cette région coincée entre le Mont Liban et l’Anti-Liban qui confère au paysage l’aspect d’une marqueterie colorée de champs et de vergers. Qu’on l’appelle plaine, plateau ou vallée, la Beqaa a toujours été un lieu de transit, de commerce et de trafics. Cette année encore, la récolte de hashish profite, paraît-il, de l’absence relative de l’armée occupée, dans le Nord, à « nettoyer » le camp Palestinien de Nahr el Bard de la présence du groupe Fatah al Islam – opération qui s’est soldée par ailleurs de lourds dommages collatéraux pour les civils mais c’est une autre histoire.

F et son mari m’invitent à passer le week end à Karak, un village de la Beqaa où elle possède une maison de famille. Elle n’y a pas vécu longtemps. Son père, agent d’Interpol, avait raisonnablement préféré déménager la famille dans une autre région pour éviter que sa progéniture ne côtoie de trop près les gros bonnets du trafic de hashish, proies potentielles du papa. Le père de F est décédé et sa fille reste attachée à leur grande maison blanche et à son jardin désormais délaissé, où vivotent un arbre à Kaki et quelques roses.
Nous avalons un copieux petit déjeuner de knefé (délicieux dessert à base de kadaif et de fromage), avant d’attaquer le mont Sannine qui culmine à 2600 m d’altitude. Sur le chemin fleurissent des crocus translucides, des chardons jaunes paille et quantités de douilles rouges, vertes et bleues, sinistres traces des trop nombreux chasseurs qui se sont donnés rendez-vous dans la montagne tôt ce dimanche. Ça pétarade de partout.
D’autres douilles métalliques sont plus anciennes. Elles datent peut-être de la guerre civile, lorsque les batteries de l’armée syriennes encerclèrent la ville de Zahlé tenue par les Forces libanaises (milice chrétienne).

Le vent souffle sur les crêtes. Au loin, émergent des montagnes bleutées : le Golan syrien à gauche et l’israélien à droite (l’Etat hébreux occupe ces hauteurs depuis 1967). En 1983, en pleine guerre civile libanaise, une parente du mari de F, française et franciscaine, réussissait à passer la frontière aujourd’hui fermée entre le Liban et Israël. A l’age de 60 ans, la religieuse avait quitté sa Normandie pour marcher jusqu’à Jérusalem en traînant une petite charrette derrière elle. Auparavant, en 1948, un parent de F, commerçant entre Beyrouth et la Palestine s’était trouvé quant à lui coincé dans la tourmente du conflit israélo-arabe. Jamais il n'est rentré de son voyage d’affaire. J’écoute ces récits de famille qui rendent les guerres plus humaines et plus inhumaines.
Dans l’azur, deux traces blanches parallèles signalent le vol totalement illégal d’avions militaires israéliens au dessus du territoire libanais. Après un large virage, ils disparaissent à l’horizon. En bas, les carabines se sont tues. Tous les chasseurs rentrent à la maison. Nous, au sommet, on écoute le silence et le murmure de nos pensées.

Avant de quitter la Beqaa, une visite s’impose : la tombe de Noé, à Karak (oui oui, le Noé du Déluge est enterré au Liban, même si son arche a échoué sur le sommet du mont Ararat en Turquie). Enfant, je chérissais particulièrement ce prophète barbu, sauveur de nos amis les bêtes, que j’assimilais facilement à un héros de Walt Disney (je m’étonne d’ailleurs que les célèbres studios américains n’aient pas encore transformé en dessin animé cet épisode de la Genèse avec son incroyable potentiel animalier. Imaginez Gros minets et Titis cote à cote dans les soutes de l’arche, Speedy Gonzales vibrionnant sur le pont et les Trois petits cochons perchés en haut du mat pour échapper au Loup garou…). Il faudra tout de même que je relise la Bible pour vérifier un détail : quelle est la taille de mon héro favori sachant que sa tombe à Karak mesure 20 mètres de long sans compte que son corps est plié en chien de fusil à l’intérieur du cercueil. Aucun doute, Noé est un grand bonhomme.

Mieux que l’Arche de Noé, dans une famille de la Beqaa, vivent sous le même toit, Lahoud, Geagea, Chirac et Bachar… Maziad Oqla, père de neuf enfants a en effet donné à ses fils les noms d’hommes politiques célèbres, libanais, français et syriens, dont certains sont de farouches ennemis (Lahoud et Geagea ou Chirac et Bachar al Assad). L’une des filles de ce fermier se prénomme Irhab (terrorisme) ayant eu l’heur ou le malheur de naître peu après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Hariri. Quant à l’enfant à naître, le père de cette étrange famille attend l’élection du prochain président pour choisir son prénom. Et si jamais, faute d'accord entre majorité et opposition et comme le prédisent les oiseaux de mauvais augures, le Liban se retrouvait avec deux chef d'Etat, comment s'appellerait le benjamin des Oqla ?

mardi 30 octobre 2007

la visite

Que vous soyez l’hôte ou l’invitée, mieux vaut connaître les usages pour éviter les impairs. Sitôt arrivé, on s’enthousiasme :
« Où étais-tu ? Pourquoi t’es-tu cachée ? Tu me manquais ma chérie… » Même si la dernière rencontre date de la veille.
La visite commence par un verre d’eau, de jus de mûre ou de grenade. Viennent ensuite les gâteaux, les fruits les dragées et enfin le café amer ou sucré. Servir d’emblée le café est une faute de goût. Cela signifie grosso modo : « faudrait pas que tu t’éternises ». Devant l’abondance des mets, il est de bon ton de s’excuser pour le dérangement. L’hôte répondra alors : « se déranger pour toi me procure du repos »
Et ainsi de suite.
Si vous renversez par inadvertance le café, ne vous inquiétez pas, ça porte bonheur.
Si vous pensez partir, prenez de l’avance car les adieux durent…
Au moment du départ, chacun soupire, se promet de se revoir dès la semaine prochaine tout en se disant en son for intérieur que, vu le planning, ce ne sera pas possible. Mais au Liban, on ne dit jamais non à une invitation. Au pire, on annule.

vendredi 26 octobre 2007

14 ou 8

Lundi, le chauffeur du taxi collectif est nerveux. Sa femme vient d’avoir des triplés. Son slalom sur l’avenue Sami es Sohl projette violemment tous les passagers de la banquette arrière un coup à droite, un coup à gauche.
Tu es Française ? me lance-t-il
Oui,
Bon alors tu paies le tarif normal, mais si tu venais d’Amrika, je te ferais payer dix fois le prix de la course ! S’esclaffe-t-il.
Souvent les Libanais qui disent Amrika n’aiment pas les Américains. Les autres prononcent AmErika. Au Liban, la polarisation est extrême : on est pour ou contre. Surtout quand il s’agit des Américains. Mais la ligne de clivage exacte oppose d’un côté la majorité pro-occidentale (France-USA-Arabie saoudite) alliance du Courant du futur (sunnite) de Saad Hariri, des Forces libanaises (chrétiennes) de Samir Geagea et du PSP (druze) de Walid Joumblatt ; de l’autre les mouvements chiites du Hezbollah de Hassan Nasrallah et Amal de Nabi Berri, alliés au Courant patriotique libre (chrétien) de Michel Aoun qui se rangent aux côté de la Syrie et de l’Iran. En fonction des dates auxquelles chaque camp a mobilisé ses supporters en 2005, on appelle les premiers les 14 mars et les seconds les 8 mars. Telle est la grille de lecture dominante qui dessine deux Liban radicalement opposés. Alors même si les députés, ou plutôt les chefs des camps, parviennent à se mettre d’accord sur le nom d’un président de consensus, comment convenir d’un gouvernement et d’une politique à partir de ces visions antithétiques du pays ? Indubitablement, monchauffeur(ard) ce lundi est pro-8 mars.

Mardi, le chauffeur du taxi collectif est une…femme. Elles sont dix sur sexe faible pour tout le Liban. Quand le passager descend du véhicule, elle dit Allah marak (Dieu soit avec toi). Elle est favorable au 14 mars.

Mercredi, le chauffeur de taxi collectif s’appelle Hassan. Electricien de formation, originaire de Baalbek il n’a trouvé de travail ni dans sa branche ni dans sa région, alors il enchaîne les courses pour gagner quelque 20 dollars par jour à Beyrouth. « Mais ça va, j’ai la santé, se console-t-il en plus, il y a la mer pour aspirer mes soucis ». Histoire de me convaincre, il se déroute vers la corniche. Au bout de quelques allées et retours les yeux scotchés sur le bleu de la méditerranée, on est d’accord pour reconnaître la valeur thérapeutique du front de mer. S’il réserve ce traitement à tous ces clients, ça ne m’étonne pas qu’Hasan ait du mal à boucler ses fins de mois. Devant la beauté du paysage, j'ai oublié les clivages politiques.

Jeudi, je ne veux pas prendre le taxi collectif. J’ai répété chez moi la mimique adéquate à partir de mes observations quotidiennes des piétons libanais : dès que le klaxon du taxi vous interpelle, adopter un air de mépris souverain, lever énergiquement le menton en haussant les sourcils et fermer quelques secondes les paupières. En principe ça marche. Vous signifiez ainsi: je préfère marcher, un propos difficilement audible à Beyrouth où l'on prend son 4x4 pour aller chercher une pomme chez l'épicier du coin.

lundi 22 octobre 2007

Istanbul – Fragments

L’onde scintille dans sa robe lamée
Le flot engloutit la fin de la journée
A l’horizon s’effiloche un nuage, écharpe écarlate
Ses franges se perdent dans les cieux violacés
Les mosquées opalescentes disparaissent
Seules demeurent leurs corolles éclairées
C’est la fin du monde, chuchote mon amoureux
Je goûte le sel d’une larme
Premier soir et premier matin à Istanbul.

Les pêcheurs lancent leurs lignes du pont Galata
Les bateaux se frôlent sur le Bosphore
Au bord de la Corne d’or, le poissonnier vend à la criée ses maquereaux, sardines et rougets
Quand il hurle les prix
Il infléchit sa voix et l’on dirait qu’il psalmodie
Assis sur de minuscules tabourets
On partage un sandwich ou une friture
On se rince la bouche au jus de grenade
Et l’on fait tinter nos cuillères sur les bords en bulbes de nos verres à thé
Les mouettes jalouses rient de nos baisers

Les muezzins s’époumonent
Allah Akbar
La salle de prière déborde dans la rue
Le croyant s’agenouille.
A Eyüp, le silence et le voile sont de rigueur face aux reliques saintes :
L’empreinte du prophète, le tombeau de son compagnon
dans leur écrin de céramiques bleu et rouge
Pourquoi si peu de femmes et tant d’hommes à l’heure de la prière?
Au son du nay et du tambour, le derviche tourne une main vers le ciel et l’autre vers la terre
Il se détache de son ego, communie par sa danse avec l’Unique
Sourire extatique
L’amour que l'on porte à quelqu'un est-il le reflet de l’amour divin
En s’approchant de l’un apprivoise-t-on l’autre?

Dans le passage souterrain de Karakoy
Les marchands vendent des armes automatiques pour 25 000 lires
Elles semblent vraies mais sont fausses
Seuls les adultes se pressent pour « essayer » ces joujous inutiles
Au beau milieu du souk des hommes âgés ploient sous la charge
Sacs de jutes, de plastiques, caisses, barriques
Les marchands vantent le fromage jaune de Kars et le blanc sec en forme de tresse d’Urfa.
Mon amoureux est un gourmand qui aime la vie et ne résiste ni aux abricots secs, ni aux pistaches, ni aux kakis sucrés, ni aux simits saupoudrés de sésames que relève le goût aigre d’un Ayran bien frais.
Mon amoureux est vigilant. Quand un taxi jaune poussin, un car de touristes, un 4x4 prétentieux passe en trombe, voire même se déporte pour faucher la piétonne distraite, il fonce et l'on se sent soudain soulevé, sauvée ! Sa nonchalance est une feinte. Il capte tout, y compris le clin d’œil égrillard d’un vieux turc ou le sourire appuyé d’un marchand de tapis… « Je suis un renard de surface », m’a-t-il dit un jour en souriant.

A Istanbul, je lis un livre sur le pardon dans la collection Autrement. Deux citations me fascinent. La première me rend optimiste, la seconde me décourage...

« Tout mal commis par l’un est mal subi par l’autre. Faire le mal, c’est faire souffrir autrui. La violence ne cesse de refaire l’unité entre mal moral et souffrance. Dès lors toute action, éthique ou politique, qui diminue la quantité de violence exercée par les hommes les uns contre le autres diminue le taux de violence dans le monde. Que l’on soustraie la souffrance infligée aux hommes par les hommes et on verra ce qui restera de souffrance dans le monde ; à vrai dire nous ne le savons pas, tant la violence imprègne la souffrance » Paul Ricœur

« Il est bien possible qu’un pardon pur de toute arrière-pensée n’ait jamais été accordé ici-bas, qu’une dose infinitésimale de rancune subsiste de fait dans la rémission de toute offense : tel cet impondérable calcul, tel ce motif microscopique d’intérêt propre qui subsistent en cachette dans les souterrains du désintéressement.
Le pardon est une limite dont on se rapproche asymptotiquement sans jamais l’atteindre en fait »
Vladimir Jankélévitch

Pendant cette semaine stambouliote, une seule information de France filtre notre cocon amoureux : Nicolas et Cécilia Sarkozy ont divorcé.

L'hirondelle de Byblos

Tant de mythes hantent les ruines de Byblos. Adonis y agonise et son sang s’égouttant sur la terre fertile se transforme en mille bouquets d’anémones.
L’histoire d’Isis et d’Osiris m’interpelle parce qu’elle met en scène une hirondelle, cet oiseau qui me sert de pseudo depuis le début de mon blog. La fable est rapportée par Plutarque au 1er siècle après JC. Il était une fois Osiris tué par Seth, un dieu égyptien. Sa dépouille est placée dans un cercueil de bois jeté sur le Nil. Emporté par le courant, le cercueil échoue dans les racines d’un tamaris à Byblos. Le roi local Malcandre décide de couper l’arbre pour soutenir le toit de son palais. Entre-temps, la belle Isis a retrouvé la trace de son défunt amant grâce à ses dons divins et pénètre dans le palais du roi Malcandre, métamorphosée en hirondelle. Chaque jour, elle volette amoureusement autour de la colonne avant de reprendre forme humaine et de s’effondrer en larmes au bord d’une fontaine. La reine s’émeut de son chagrin et l’aide à récupérer le tronc de tamaris avec le cercueil d’Osiris. Une histoire d’amour, de mort, de deuil impossible tant que l’on ne retrouve pas le corps du disparu… Elle résonne pertinemment sur cette terre libanaise où tant de personnes ont « disparus » pendant et après la guerre civile de 1975-1990. Je me souviens d’une femme dont le mari kidnappé par une milice n’avait jamais été retrouvé. Elle n’était ni veuve ni épouse, juste seule et perdue. Pendant plus de vingt ans, à chaque annonce de libération de prisonniers, cette femme espérant retrouver son mari achetait des fleurs et se rendait chez le coiffeur. Elle participait à un sit-in dans le centre ville avec d’autres épouses ou mères de « disparus », tenant en main ce qui leur restait du passé : un portrait que certaines avait retouché avec le logiciel photoshop afin de vieillir un peu les traits de l’être aimé. Elles « voletaient » elles aussi autour d’un palais, celui de l’Escaw pour tenter d’obtenir un appui international dans leurs recherches. De leur côté, les responsables politiques libanais n’ont jamais vraiment traité la question, essayant au contraire de l’enterrer à coup de commissions d’enquête aux conclusions floues et parfois sciemment mensongères. De l’argent fut même proposé en échange d’une signature comme quoi les familles de disparus reconnaissaient le décès de leur proche. Ces femmes tenaces et courageuses qui manifestaient en plein centre ville alors que l’occupant syrien était encore présent me font penser à la fidèle Isis. Elles n’ont malheureusement jusqu’à présent jamais trouvé de reine qui, comme dans la fable de Plutarque, les écoute et accède à leur demande d’enquête.
Quant à mon pseudo l’hirondelle, c’est mon amoureux qui me l’a offert avant mon départ. En principe, une hirondelle revient et ne va pas établir définitivement son nid au Moyen-Orient…Pour le moment, je le rejoins d’un coup d’aile une semaine à Istanbul.

vendredi 19 octobre 2007

Ali le teinturier

Quand il fait 25 à 30° C dehors, la température frôle les 40° C dans son pressing ; À son accent traînant, j’ai supposé qu’il était d’origine syrienne. Tard le soir, Ali s’agite au-dessus des chemises et pantalons en maniant le fer à repasser comme un escrimeur son épée. Le fer, qui pourrait tout à fait trouver sa place dans une brocante normande, ressemble à celui avec lequel ma grand-mère dans le Nord nous préparait ses fameuses tartines à la cassonade : on prend une épaisse tranche de pain, on la beurre généreusement, on ajoute une couche de cassonade et on recommence avec une autre tartine pour former un sandwich que l’on presse sous le fer chaud. C’est un délice et une digression que seul peuvent excuser mon exil et un instant de nostalgie régressif.
Bref, mon voisin Syrien habite depuis vingt-cinq ans une pièce unique contiguë à son pressing où il dort et dîne. Le décor est sommaire : un matelas par terre, un frigo de guingois, un vieux buta et une télévision flambant neuve qui diffuse à toute heure les programmes d’Al Manar, la chaîne du Hezbollah. Ali a le mal du pays mais n’a pas « sa carte » (celle du Baath, le parti au pouvoir). Pour le boulot ça pose problème. Il me tend une cigarette et une cuillère pour que je touille moi-même le café qui accompagne toute bonne conversation. Lui se dépêche de finir la pile de linge pour rentrer le soir à Iblid, au Nord de la Syrie, où il va fêter l’Aïd (fin du Ramadan). Me sentant mal à l’aise dans sa chambre, il transbahute tout l’attirail dans le pressing et me rassure : « tu sais je suis un bon musulman »...
Je profite de l’ouverture pour savoir à quelle communauté précisément il appartient observant que la figure du leader chiite Nasrallah est accrochée au dessus de sa literie, là où chez ma grand-mère (celle du Nord qui preparaıt les tartines a la cassonnade) accrochait un crucifix.
Non je ne suis pas chiite, répond-il laconique
Sunnite ?
Non !
Alaouite ?
Non !
Druze ?
Non !
Devant mon air interloqué, Ali récite la Fatiha : « Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohammed est son prophète. » Autant pour moi.

Un œnologue canadien à Beyrouth

Son fil rouge à lui c’est le vin. Professeur d’œnologie au Canada, né en France dans le sancerrois (tout de même !), Jean-Luc s’offre lui aussi une année sabbatique pour visiter les vignobles de Georgie, d’Arménie, de Turquie, de Syrie, du Liban… Rencontré à Damas début octobre, je le retrouve à Beyrouth après sa tournée des caves libanaises. Ses questions ressemblent à celle d’un médecin qui établit son diagnostic : « tu préfères le blanc ou le rouge ? sec ou fruité ? » Nous voyageons quelques instant à travers à les terroirs français (Chablis, Sancerre, Irancy) avant qu’il ne sorte un carnet où figurent ses appréciations et notes. « Pour toi, je dirais : chez Wardi, la perle du Château qui a une belle densité, le Château Kefraya mais attention ni 2001, ni 2002 ! Quant au Brétèche 2006 c’est SVNIV c’est-à-dire sans vice ni vertu… Le Blanc Perle des caves de Kouroum exhale une odeur de compote de pomme et le Rosé d’amour 2005 tu oublies ou alors juste pour la couleur ! »
Jean-Luc parle bien des vins et encore mieux des hommes. En particulier de ce propriétaire du Clot Saint Thomas, qui sort 45 000 bouteilles par an sans jamais avoir suivi d’école d’œnologie. « Saïd Touma travaille exclusivement au goût, explique Jean-Luc admiratif, il ne comprend ni le français ni l’anglais et comme je ne pige pas l’arabe on a parlé à travers la dégustation. » Chaque soir le viticulteur libanais sort une bouteille de sa cave, qu’il déguste en regardant la lune. Un nectar que justement le Canadien avait qualifié de vin de méditation dans son petit carnet. Avant de quitter Beyrouth, Jean-Luc me laisse deux bonnes bouteilles. Paraîtrait que je lui rend ainsi « service » parce qu’il ne peut les transporter.

mardi 9 octobre 2007

Week end dans une famille libanaise

Son sourire éclaire un visage aux traits réguliers, aux sourcils bien dessinés qui parfois se ferme comme assailli par une infinie tristesse. J’ai connue Antoinette Chahine en 2000, à Paris.
Ex-prisonnière d’opinion adoptée par Amnesty International, elle venait remercier tous ceux qui avaient écrit des lettres par milliers pour demander sa libération. Mais que l’on soit prisonnière politique ou de droit commun, devient-on vraiment« ex » à l’issue d’une longue détention.
Elle avait 20 ans, au moment de son arrestation. Un procès manipulé, scellé par une condamnation à mort, commuée en prison à perpétuité. Petite dernière choyée d’une famille de Byblos, la jeune fille s’est réveillée en plein cauchemar à la prison de Baabda. J’ai visité ce centre de détention pour femmes, sans fenêtre, ni cour. Faute de place, les prisonnières, toutes peines et tous âges confondus, – y compris des mineures - dormaient tête-bêche. Antoinette se souvient d’une prisonnière en stade terminal de cancer et d’une autre quotidiennement en état de manque… Grâce à une mobilisation internationale, mon amie a bénéficié d’un nouveau procès dont elle est sortie acquittée. Après cinq ans au trou.
En France, elle a multiplié les conférences où son témoignage poignant émouvait aux larmes les militants de mouvements contre la peine de mort. Moi, je me demandais si cette répétition de son passé douloureux ne la maintenait pas dans une autre prison : son statut de victime. Où se trouvait la personne Antoinette Chahine. Certes, à Paris, elle suivait des cours de français mais semblait toujours focalisée sur un seul sujet. J’ai honte aujourd’hui, mais je m’agaçai presque - même tout à fait je plaide coupable – de l'exposé qu’elle avait choisi de présenter en classe et pour lequel j’avais proposé mon aide. C’était un plaidoyer de Victor Hugo contre la peine de mort. Impossible de l’emmener au cinéma. Difficile de la sortir du militantisme. J’avais oublié le baume du temps et la nécessité pour cette jeune femme de donner du sens à ces cinq années volées. Antoinette a fini par rentrer au Liban où elle a épousé un ami d’enfance, frère des deux maris de ses sœurs. Tout ce petit monde habite un mouchoir de poche à Byblos et possède des maisons d’été dans la montagne… également contiguës ! Chaque semaine, ils retrouvent chez l'un ou l'autre pour le déjeuner dominical, autour de la mama sauf un frère milicien Force libanaise exilé en Australie. Un cocon protecteur contre le malheur.
Joseph, le mari d'Antoinette est nettement plus âgé qu'elle. Il travaille comme surveillant général payé 700 dollars par mois. Pour compléter ce maigre salaire Zouzou (c'est le surnom de tous les Joseph au Liban) construit des cheminées et entretient un vaste verger où poussent avocats, bananes, mangues, tugnella et un fruit à la chaire blanche et suave qui ressemble à une grenade (l’arme pas le fruit). Leurs poules fournissent les œufs, les ruches du miel et les vignes une piquette !
Après quelques nuits beyrouthines dans les bars enfumés en compagnie de poètes et d’esthètes, ce climat familial est apaisant. Levées tôt, Antoinette et sa mère s’affairent autour du repas : pistaches, tabboulé, salade de thym, hommos, kebbé nayé (tartare d’agneau cru aromatisé et mélangé avec du bourghoul), brochettes de poulet. Trois ou quatre heures de préparation pour ces mets si vite engloutis. L’opiniâtreté des cuisiniers dépensant tant d’énergie et de temps pour un combat perdu d’avance m’a toujours impressionnée. La ménagère coupe, découpe, pétri, épluche, sépare le blanc du jaune… Mais bientôt, notre tube digestif ingrat réduit à néant ces compositions savantes, notre estomac transforme en bouillie ce travail méticuleux. Tout ceux qui préparent les repas sont des Sysiphe admirables d’abnégation. '(Serais-je en train de concoter une plaidoirie pro domo afin de m’absoudre de mes piètes talents de cuisinières…)
Après le mezzé trop copieux, le temps s’écoule entre café, thé, fruits, jus, Zouhourat (tisane) distillant ce léger ennui des chaudes après-midi sans sieste, sans conversation particulière, juste le bonheur tranquille d'être en famille.

Individualisme et communautarisme

Une amie journaliste souligne le manque de solidarité dans le travail au Liban. Dans un hôpital où les salaires n’étaient plus versés, son journal a mis trois mois pour trouver un salarié qui accepte de témoigner. Aucun mouvement de grève, pas la moindre pétition. Impensable pour une Française ! Quand enfin le reportage sur ce conflit social fut publié, les salaires ont immédiatement été versés.
Cette amie est une laïque convaincue. Sur sa voiture, un autocollant affiche clairement ses convictions : « no confession ». L’autre jour, elle l’a retrouvé complètement rayée, un doigt malveillant et peu démocrate ayant tracé sur la poussière du pare-brise : « I love confession ». Désormais, lorsqu’elle se rend dans certain quartier, mon amie prend soin de cacher le titre de son journal favorable à une décommunautarisation politique. « Je n’ai pas les moyens de me payer une autre voiture ! »
Drôle de pays où l'on conjugue un individualisme exacerbé et un communautarisme toujours vivace.

Capitale culturelle

En 2008, Damas sera la capitale culturelle du monde arabe. Pour faire honneur à cette distinction, elle se refait une beauté : on repave la place Al Azmé, on restaure un hammam ottoman, on nettoie la Barada. Jusqu’à ce jardin ouvert à côté de la citadelle, véritable Eden, minuscule Giverny avec ses gerbes violettes, mauves, blanches soigneusement entretenues. Une plaque à l’entrée explique les buts de cet espace vert : permettre à chacun de se rencontrer, sensibiliser le passant à l’écologie, et l’initier à la botanique… Le couple d’amoureux que je vois s’embrasser discrètement derrière le cédrat se fout pas mal de ces explications sentencieuses! La plaque d’information me semble déplacé, presque indécente. Elle dépouille le lieu de sa magie, comme une explication de texte ôte tout le suc d’une poésie.

vendredi 5 octobre 2007

A l'heure de l'Iftar

Le ciel s’est couvert. Un immense nuage noir filtre les ultimes rayons du soleil. En cette fin d'après midi, la lumière automnale dore les minarets de la mosquée des Omeyyades. Le long de ses murs séculaires, le petit peuple patiente. Un repas gratuit est distribué pour l’iftar. Impatients, titillés par la faim, des jeunes insultent les policiers, renversent les barricades avant de fuir en cavalcades bruyantes. Les esprits s’échauffent vite et les matraques sortent de leurs étuis. L’air est électrique. L’orage éclate. Enfin, l’appel à la prière résonne en écho dans la ville. L’iftar est servi. C’est fête.

Dans le souk, j’achète du qamar el-din, (la lune de la religion) une pâte d’abricot que l’on dilue dans l’eau, une boite de cédrats confits et du café … Parfumé à la cardamome, il exhale une odeur si forte dans mon sac à dos qu’en déambulant j’ai l’impression que tout Damas sirote son ptit noir. Chez un marchand j’ai déniché un monopoly damascène, la rue la plus chère porte le nom d’aboulroumané, artère chic de la ville. Mais le jeu date un peu. Aujourd’hui, pour acheter une maison,il faut casser la tirelire. Les loyers se sont envolés à cause de l’immigration massive des Irakiens. Les réfugiés seraient plus d’un million. Le gouvernement tente de réagir en initiant de nouvelles lois pour limiter l’acquisition de maisons par les étrangers. Réputés pour leur hospitalité, les Syriens commencent à rouspéter contre cet afflux de population qui entraînerait une insécurité inédite, de la mendicité et de la prostitution infantile. Les Irakiens réfugiés en Syrie connaîtront-ils le même sort que les Palestiniens d’hier au Liban ? Quoiqu’il en soit, cette guerre d’Irak est féconde en casse-tête futurs ! Pour revenir à mon monopoly, on y trouve comme chez nous la case : « Aller en prison ». Et je n’ai pas besoin de lire les rapports d’Amnesty International pour savoir qu’en Syrie plus encore qu’ailleurs il vaut mieux éviter le cachot où torture et mauvais traitements sont des pratiques courantes voire systématiques.

Soufisme ou salsa, même combat

Je rends visite à Ibn Arabi, enfin au tombeau de ce célèbre soufi, né en Andalousie en 1165 et mort à Damas en 1240. Sa tombe côtoie le mausolée du résistant algérien Abd el-Kader que les Français avait exilé en Syrie et dont la dépouille fut ramenée en Algérie après l'Indépendance. Pour parvenir à ces hauts lieux de la mystique musulmane il faut physiquement prendre de la hauteur et grimper les flancs du quartier Sheikh Mouhieddin. Dans la mosquée éponyme, c’est l’heure de la prière. L’imam houspille avec humour les jeunes affalés sur les tapis épais. En pierre blanche, recouvert d’une étoffe verte, le tombeau d’Ibn Arabi est enserré de grilles que les fidèles embrassent avec ferveur. L’imam est un petit bonhomme speedé. Ses yeux vifs bougent sans cesse et ses lèvres semblent façonnées pour sourire. Il se propose de me présenter deux étrangers convertis au soufisme. Nous voilà partis à travers le souk, moi enveloppée dans un grand manteau noir dans lequel je m’empêtre en trottinant derrière la silhouette évanescente de l’imam. « Il est préférable que vous me suiviez 10 mètres à l’arrière », a-t-il précisé avant que nous nous engagions dans la ruelle bondée. Je crains le cours de catéchisme mais je rencontre deux charmants Canadiens, l’un psychiatre et l’autre zoologiste, férus de poésie et fin connaisseur d’Ibn Arabi. Je retiens de nos échanges que le mystique se défie de la philosophie pure et que l’intellect ne permet pas à lui seul d’accéder à la Voie. Bref, il faut effectuer une sorte de lâcher prise cérébral. « Comme la salsa », ai-je renchérit dans un élan enthousiaste. Un peu surpris, mes deux soufis ont ri, quant à l’imam, depuis longtemps il s’était endormi.

Monsieur X

C’est l’histoire du directeur d’une prestigieuse institution française basée à Damas. Appelons le monsieur X. Lors de sa prise de fonction, son prédécesseur informe monsieur X de la présence incongrue, dans le coffre de son bureau, de deux armes chargées datant du mandant français en Syrie. Un trésor de guerre que les directeurs se transmettent discrètement les uns aux autres. Le temps passe. Après quelques années de bons et loyaux services, monsieur X est affecté dans un pays du Golfe. Il fait ses bagages et glisse subrepticement dans sa valise les deux armes chargées. Rappelons que nous sommes en Syrie, où pullulent les moukhabarat (services de renseignement). Mais Monsieur X pense peut-être que son statut diplomatique rendra muettes les alarmes de l’aéroport de Damas. Mauvais calcul. Le voici pris la main dans le pot de confiture, sanctionné, privé de son affectation dans le Golfe… Al Hamdullilah, Monsieur X voyageait sur Air France ! Imaginons qu’il ait choisi la Syrianairlines. Dans un contexte de relations franco-syriennes plutôt frisquettes, le gouvernement de Damas aurait sans doute exploité avec un malin plaisir l’étourderie (ou plutôt la connerie…) de ce haut fonctionnaire de la République.

mardi 2 octobre 2007

Eloge pour Damas

A la lumière blanche qui cueille le voyageur
A l’haleine brûlante qui le happe et l’étourdit
Aux colifichets des taxis damascènes :
œil de verre bleuté
drapeaux en nylon
croix du messie
croissant de lune
queues de lapin
Ils portent chance
Au Mont Qassioum posé à l’Ouest et à la plaine ouverte vers l’Orient
A la gare du Hedjaz et son train à vapeur qui crachote et cahote tous les vendredis
A ces vendredis languissant qui ressemblent à nos dimanches
A l’agilité sans égale de Bakdach et aux saveurs vanillées de sa crème aux pistaches
Son geste ample pour battre la glace
Au vieux luthier rabougri du souk Sarouja,
si ratatiné dans sa boutique minuscule que l’on dirait un cul-de-jatte
Au glou-glou régulier de tous les narguilés et à l’âpreté du tabac iranien
Au musée de Damas, ses statues hittites, assyriennes et romaines
A son gardien hiératique
Aux guirlandes fruitées des échoppes, au lait mousseux que l’on avale dans la rue
Au tailleur Ramez penché sur sa machine à coudre, surfilant l’uniforme kaki des soldats
A l’éclat des nuits damascènes quand le Qassioum s’illumine
et que des loupiottes vertes auréolent les minarets
Aux abricots confits fourrés aux amandes, noix et noisettes
Aux grenades pourpres
Aux femmes drapées de noir, éplorées sur la tombe de Roukaïa
Aux timbres de Feyrouz et aux vers d’Adonis
A Ghiath, ton toucher sur les cordes du Oud et sur le grain de ma peau
Aux effluves de cafés, de cardamomes, aux senteurs de jasmin sauvage
Au quartier kurde de Rouk ed din,
Aux chaises cannelées des cafés, aux marqueteries des échiquiers,
Aux fauteuils en skai du barbier
Au mausolée d’Ibn Arabi accrochée sur les flancs de Moheddin
A la silhouette fluette de son imam
A ce cimetière solitaire où tes pas m’ont conduit
Au père d’Imad
A l’oiseau que je t’ai laissé et aux larmes versées
Au souffleur de verre, son visage cramoisi lorsqu’il crache ses bulles irisées
Aux proverbes arabes qui ponctuent la journée
et terminent une conversation comme on ferme une parenthèse
A la Barada asséchée,
Au souvenir de ses flots enfouie dans la mémoire des vieux
A ta longévité
A ta victoire finale sur ton alepine rivale
A toi Damas si belle et souveraine

Le chemin de Damas

La Mercedes poussiéreuse s’ébranle avec cinq passagers à bord. Les freins me semblent approximatifs mais une croix pendouille sur le tableau de bord, alors… Cahin-caha, le taxi collectif grimpe les flancs du Mont Liban puis s’arrête à Chtaura. Chacun troque ses livres libanaises contre des livres syriennes. Des enfants en haillons mendient à la sortie de du bureau de change. Les passagers jeûnent alors on oublie la pause café d’usage. Au poste frontière, coiffés de leurs calots blancs en tricot, en chemise et pantalon noir (charwal), quelques druzes patientent. Avec cette morgue caractéristique des officiels syriens, le douanier tamponne mon visa avant de s’attaquer à une pile de passeports irakiens. Peu après les sacs sont fouillés à la surprise des passagers : « la politique, la politique », s’exclame bougon le chauffeur. La Mercedes aborde la descente vers Damas. Sur chaque lampadaire le long de la route est accroché le portrait du président Bachar Al Assad. Une tête bizarrement rectangulaire au bout d’un cou très long. Des yeux tristes, il a pas choisi son destin, son frère Bassel devait en principe hériter de la présidence mais le chouchou du père s’est tué dans un accident de la route. Alors c’est Bachar, dentiste à Londres qui a pris les rênes de la Syrie, pour le meilleur et pour le pire, surtout pour le pire. Plus loin sur le chemin de Damas, la figure du père Hafez Al Assad apparaît comme s’il surveillait le rejeton sans charisme qui lui a succédé en 2000. Damas est alanguie. La faute au Ramadan et à la chaleur qui avoisine les 40 °. A la gare routière, les passagers groguis, se déplient douloureusement pour sortir de la Mercedes. La voiture fume, exténuée. Le chauffeur remercie Allah et moi je remercie le chauffeur.

Le Cercle des poètes

Iskendar lit, écrit, traduit. Critique littéraire pour le journal Al Safir, traducteur d’écrivains français (Camille Laurens, Annie Ernaux, Olivier Rollin, Esteban…), Iskendar est surtout un poète talentueux. Ce jeudi-là, il me donne rendez-vous dans son cénacle littéraire, un restaurant près de Raouché. Un visage d’intellectuel chaleureux, large front, barbe soigneusement taillé, sourcils en broussaille. A peine instalé au bar, un verre de vodka lui est servi. Bientôt les poètes prennent place autour de la table. Six hommes entre 50 et 60 ans. Les cendriers sont pleins et les verres se vident : whisky, vodka, arak. Pour moi un verre de blanc.
Quand les yeux commencent à briller, un convive entame la lecture d’un long poème. Je tente de saisir quelques mots puis laisse mon esprit se lover dans la volute musicale du phrasé arabe.
Iskendar suggère qu’un jeudi, à mon tour, je me lance dans l’arène poétique et lise mes propres textes. Face à ce cercle de poètes avertis, je risque l’aphasie. Seule solution, troquer mon verre de Kefraya contre une bouteille de vodka !

voitures blindees, taxis, bus

Dans le journal L’Orient le Jour du 26 septembre, soit une semaine après l’attentat à la voiture piégée, je note un encart publicitaire : « Vente et location de véhicules blindés : 03 290 399 ». Juste en dessous, une annonce propose des cours d’espagnol à l’Institut Cervantès. Le quotidien de Beyrouth.

Chaque jour que Dieu fait, les voitures s’imbriquent les unes dans les autres formant un cortège compact sur l’autopont qui relie (ou sépare selon les aléas politiques) l’Ouest et l’Est de Beyrouth. Les taxis interpellent le moindre piéton à coups de klaxon pour lui dire « Alors tu montes ou tu montes pas » et les jeunes font crisser les pneus de leur décapotable. Prisonnier d’un embouteillage, mon chauffeur doit se demander pourquoi je lui parle tout d’un coup d’omelette ! Il faut absolument que je travaille ma prononciation. A nouveau j’ai confondu ra’ja (embouteillage) et rajja (omelette).
Abordée dans le bus par un inconnu, souvent je mens. Je m’invente un mari et fonde une famille fictive : un ou deux enfant, jamais plus, c’est pas crédible. Mon époux est à Paris, il bosse, je voyage… Mais il arrive qu’au terme de la discussion, l’inconnu s’avère un ami potentiel. Alors, toute honte bue, il faut détricoter le mensonge sous l’œil goguenard de l’interlocuteur.

Pour indiquer la destination finale au taxi collectif, on donne le nom d’un centre commercial (ABC, Sodeco) ou d’une banque (BNPI, Audi), rarement la patronyme d’un personnage historique. Pourtant, les plaques célébrant Riadh el Sohl, Karamé, Lahoud existent… Est-ce une manière pour les Libanais de manifester le peu d’estime qu’ils accordent aux hommes politiques incapables de préserver leur pays de la tourmente ? Les symboles du capitalisme triomphant présentent-ils de meilleures garanties de sécurité ?

mercredi 26 septembre 2007

Lectures

L’Attentat

Funeste coïncidence, le matin du 19 septembre - jour de l’assassinat du député Antoine Ghanem et des cinq autres personnes - j’achève un essai sur les émotions et entame un roman de Yasmina Khadra intitulé L’Attentat. J’ai presque honte au café ou dans les bus d’exhiber ce livre au titre prémonitoire.
Derrière le pseudonyme féminin de l’auteur se cache en réalité Mohammed Moulessehoul, un ex-officier de l’armée algérienne aujourd’hui exilé en France. Son roman A quoi rêve les loups dénonçait l’engrenage mortifère des années 90 ou comment un jeune type normal monte au maquis pour devenir un terroriste islamiste. Les Hirondelles de Kaboul racontait l’asphyxie des femmes afghanes sous le joug des Talibans. L’attentat évoque l’histoire d’un chirurgien Palestinien intégré à la société israélienne dont la vie est bouleversée lorsqu’il apprend que son épouse est une kamikaze.
Khadra excelle à tordre les expressions toute faites, dévoie les clichés, essore la langue. Seul L’Ecrivain, sa biographie boursouflée d’autosatisfaction m’a profondément déplu.
Ce week-end, à Tyr, je terminais donc L’Attentat, installée dans une gargote sur la plage, devant les vagues et une assiette de calamar. L’auteur écrit : « Il faut toujours regarder la mer. C’est un miroir qui ne sait pas mentir. (…) Qui regarde la mer tourne le dos aux infortunes. » Avec son port, sa corniche aux pigeons, ses ancêtres phéniciens, Beyrouth n’en finit pas de regarder la mer, et pourtant un flot d’infortunes risque à nouveau de la submerger.

Est-ce ainsi que les hommes vivent
Le pire n’est jamais sur. Seulement plus explicite, dramatique, excitant… Les raisons d’espérer se trouvent cachées dans le prosaïque, le banal, le quotidien. Il faut les dénicher. Jamais elles ne sautent aux yeux.
J’ai trouvé un ouvrage d’anthropologie passionnant au Centre culturel français. Installée à Hsoun, village du Mont Liban, entre 1994 et 2000, une chercheuse observe le vécu de la population bicommunautaire - chrétienne maronite et musulmane chiite - à travers les rites saisonniers et les partages culinaires. Son livre titille le palais, décrit en détails les mets variés préparés à l’occasion des fêtes religieuses. Ainsi, pendant le Carême les chrétiens mangent végétarien : épinards, blettes, choux assaisonnés de vinaigre, de mout de grenade acide, de verjus et de sumac, « Boulettes tristes » (potiron pilé avec du bourghoul, aromatisé de pissenlit), « larmes du Christ » (lentilles noires)…C’est la cuisine du deuil. Les jours fastes, à Pâques, la sortie du Carême s’effectue progressivement, d’abord par la consommation de pâtisseries au beurre : gâteaux à l’anis et à la semoule fourrés de noix (marmoul), ou de pâte de datte. Le retour à la normalité alimentaire se poursuit avec les œufs et enfin par un déjeuner de viandes blanches, poulets ou coqs farcis.
Côté musulman, l’anthropologue disserte sur l’ordonnancement très précis des plats de rupture du jeûne tout au long du Ramadan : la première bouchée est réservée à la datte et à l’eau. La bouche desséchée doit ensuite être humectée par la chaleur de la soupe et la fraîcheur d’une salade. Les pâtisseries viennent clore le repas telles le hadf (pâte feuilletée farcie de noix pilée arrosée de beurre et aromatisée à l’eau de fleur de bigaradier) et le killaj (feuille de pâte farcie de semoule frite, aspergée de sirop).
L’année entière est ponctuée d’occasions particulières comme pour chasser tout risque de routine…. Mais ce qui intéresse surtout l’anthropologue, ce sont les indices de commensualité autrement dit le vivre ensemble entre chrétiens maronites et musulmans chiites. Et son livre révèle une réelle intelligence de la différence inscrite justement au cœur de ces rites religieux, le plus souvent dans un partage de la table. Les maronites, par exemple, pendant le carnaval font appel aux voisins chiites pour l’abattage du mouton de façon à ce que la viande soit halal (licite pour les musulmans) et puisse être consommées par toute la communauté villageoise sans exclure l’Autre. De leur côté, les chiites participent à la fête de la Dormition de la Vierge, de Saint Elie, entrent dans l’église lors d’un mariage ou d’obsèques d’un voisin chrétien, envoie un plat de fattoush (salade avec des morceaux de pita frits) aux familles chrétiennes à l’heure de l’iftar (rupture du jeûne) … Dans le passé, le curé aspergeait d’eau bénites certaines maisons musulmanes. Et à Pâques, les chiites peignaient des oeufs durs, et les poches pleines, rencontraient les chrétiens pour se livrer à une compétition dont le but consistait à casser les oeufs de son adversaire sans que les siens soient fêlés.
« (…) fêtes, commémorations et rites de passage ne sont pas seulement des occasion d’unité intra-communautaire. Ils constituent, dans certains cas, de moments privilégiés de rencontre interreligieuse. Le particularisme de chaque communauté en est forcément affecté. (…), écrit Aïda Kanafani-Zahar, l’auteur de cet essai. Quand ils effectuent des ouvertures à l’endroit même de la différence, quand ils se déplacent d’une communauté à une autre, les villageois établissent des liens dont l’ensemble forge le vivre ensemble, lui-même à la base d’une appartenance commune ». Mais aujourd’hui, avec l’émigration massive, l’exode rurale, une forme de sécularisation, nombre de ces rites passent à la trappe emportant tout un vécu commun. Comment recréer des passerelles adaptées au monde moderne ? Les hommes savent-ils jeter l’eau du bain tout en conservant le bébé ?

C’est ainsi que les hommes meurent
« Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien. ». (Lettre à D. d’André Gorz). C’est à mon avis la plus belle déclaration d’amour qu’un homme puisse faire à une femme. Ce matin en lisant L'Orient-le jour, j’apprends que le philosophe André Gorz vient de se suicider avec sa femme Dorine.

dimanche 23 septembre 2007

Urbanistes-dentistes...


Beyrouth ressemble à la mâchoire d’une vieille femme ; elle conserve quelques dents encore saines à l’image de ces maisons levantines en pierres de taille, souvent bosselées, qu’allègent d’élégantes arcades ocres surplombant un balcon. Des citronniers y fleurissent, un jasmin s’entortille sur une colonnade, il fait frais à l’intérieur sans recourir à la climatisation. L’après midi, à l’heure de la sieste, les volets verts sont fermés ; le soir, on vient y siroter un arak et picorer des pistaches. Beyrouth s’est offerte plusieurs « bridges » à prix d’or, dans des quartiers comme Verdun ou le long de la corniche. Elle arbore alors ce sourire artificiel de ceux qui se font refaire la dentition. Immeubles rutilants qui s’élancent vers l’azur et dont les parois de verre scintillent sous le soleil. Profusion de luxe indécent. Gratte-ciels sans âmes proche cousins de Manhattan ou de la Défense. Leurs arrêtes acérés ne conviennent ni au caractère émollient d’une ville de bord de mer, ni à la langueur orientale. Et puis, restent quelques caries. Anciennes demeures percluses d’obus, dont les étages pendouillent les uns sur les autres. Carcasses à l’abandon. Squelettes macabres traversés de bouts de fers rouillés qui tentent de retenir un plafond ou un plancher. Témoins d’une époque pas encore complètement révolue, ces habitations tenaces incarnent la mauvaise conscience que les urbanistes de l’époque Hariri, dans leur hystérie de rénovation, n’ont pas réussi à arracher.

Un dimanche à Tyr

Pendant longtemps je me réjouissais de connaître Tyr tout en regrettant de ne pas avoir visité Sour. J’ignorais qu’il s’agit en fait des deux noms (arabe et antique) d’une même ville située au sud du Liban.

Dans le souk de Sour-Tyr, les gens se pressent pour acheter fruits et légumes en prévision de l’Iftar (rupture du jeûne pendant le Ramadan). Les concombres sont minis, les courgettes tordues, les tomates non calibrées. Lustrés par la rosée matinale, pommes, prunes, oranges, brugnons, grenades, forment d’impeccables pyramides.

Sur la plage encombrée de canettes de coca et de bouteilles de bière, un homme fume le narghilé, assis sur une chaise en plastique bleu. On dirait un tableau de Magritte. L’odeur sucrée de sa pipe à eau se mêle aux embruns. Plus loin, sur les rochers en bordure de mer, comme des hérons immobiles, les pêcheurs ont lancé leurs lignes en silence. Il est midi.

J’erre au milieu des ruines romaines, saluée par quelques Casques bleus asiatiques.

Sur la digue, une voiture rouge croise depuis trente minutes. Elle va, elle vient. Quand je m’enfonce dans la ville elle me suit, quand j’aborde le port elle est encore là. L’homme sort un instant de son véhicule et marche juste derrière moi. Je me sens alors comme un plancton pisté par un squale. Bientôt sauvée par le gong, en l’occurrence l’appel à la prière qui fait fuir cet importun.

mes ptites guerres

Je suis passée de la chasse aux fourmis à la guerre aux moustiques. Je fourbis mes munitions : une bombe aérosol et une crème. La bombe lance un jet blanc mouillé, inoffensif, qui n’asphyxie que moi la nuit. Quant à la pommade anti-moustique, elle se révélait également inefficace jusqu’à ce que je réalise que j’avais confondu les tubes. Je me tartinais consciencieusement tous les soirs avec de la crème solaire.

vendredi 21 septembre 2007

Ahlan wa sahlan

Quand j’arrive chez le prof d’arabe, quand je vais chez l'épicier, quand je cause avec le chauffeur de taxi, on me dit : Ahlan wa sahlan… Littéralement la formule se traduit par : « famille et plaine » c'est-à-dire « que notre maison soit pour vous comme votre famille, comme un terrain plat où on marche facilement. » (dixit la méthode de l'arabe sans larmes). L’accueil au Liban est une valeur cardinale. Dans certains villages près de Zahlé, les habitants laissent la clé sur la porte pour signifier : "je ne suis pas là, mais surtout ne partez pas, patientez !" De retour, l'hôte ou l’hôtesse proposera un café, un jus de mûre, un sablé aux figues…et répétera à plusieurs reprises : Ahlan wa sahlan !

Déjeuner familial

Après le cours, mon prof d’arabe m’invite à partager la table familiale. Les enfants de ce couple mixte sont vifs et drôles. Surtout le petit de douze ans qui a déjà choisit sa profession: « philosophe ou chef des écolo ou encore remplaçant du pape ». Son père a des yeux verts lumineux. L’âge n’a pas prise sur lui, il a conservé une curiosité et une fraîcheur d’adolescent. La mère, libanaise, vient de la Bekaa. Elle s’insurge devant les lois machistes de son pays : quand on est femme célibataire au Liban, on peut ouvrir un compte, se faire faire un passeport mais une fois mariée, il faut la présence de l’époux, ou au moins son blanc seing pour que le fonctionnaire délivre les documents administratifs. Le contraire n’est pas vrai, évidemment


Les Hashish et les Mazout ou mafia dans la Bekaa

Vérification faite, les plants de hashish continuent à fleurir dans la plaine de la Bekaa ainsi que les trafics et logiques mafieuses.

D’un côté la tribu qui contrôle les champs de hashish et de l’autre celle qui a la main sur le trafic de mazout. Les Mazout souhaitent faire passer leurs camions citernes à travers les champs des Hashish, tout en refusant de payer un quelconque dédommagement. Le ton monte. Les camions des Mazouts défient les Hashish qui lancent une opération punitive. Alors que la tribu attaquée prépare les représailles massives et mobilise une bonne centaine d’hommes, un officier de l’armée est prévenu. Pas n’importe lequel, un militaire conciliant susceptible d’arranger les choses « entre soi ». L’officier incite avec succès les Mazout et les Hashish à trouver un arrangement. Une fois de plus l’Etat libanais démissionne devant la logique tribalo-mafieuse…

Jour de deuil national

B. a entendu l’explosion puis, de sa terrasse au dixième étage, il a vu une épaisse fumée noire s’élever dans le ciel. M. a pressenti le drame en entendant les sirènes. L. s’est inquiétée parce que ses textos se sont anormalement bloqués. Autant de signes avant coureurs d’un attentat à la voiture piégée que chacun redoutait sans vouloir y croire.

Dans le journal, une amie regarde les noms de morts et des blessés. Ouf, son ex qui passe tous les jours par Sin el Fil, lieu de l’explosion, ne figure pas sur cette liste macabre. On oublie souvent de parler des blessés. Ça veut rien dire d’ailleurs ce mot « blessés », il est trop vague pour exprimer la tragédie de vies brisées : une égratignure, une jambe en moins, devenir aveugle, sourd, fou… De toute façon l’ancienne existence s’arrête et ne reprend plus jamais comme avant.

Beaucoup de magasins ont tiré le rideau, les écoles sont fermées. Même le ciel, pour la première fois depuis mon arrivée, porte le deuil.

mercredi 19 septembre 2007

les huit autres

Attentat du 19 septembreEn remontant de la Corniche, je perçois une fébrilité. Des voitures de polices, des contrôles de sacs… Etrange, c’est de l’étranger, plus précisément grâce à un mail envoyé par une amie de Bruxelles, que j’ai l’explication de toute cette tension. Un attentat à la voiture piégée a tué le député de la majoritéAntoine Ghanem et huit autres personnes à Beyrouth Est. Je pense à ces passants anonymes, « dommages collatéraux », dont la vie est brutalement interrompue parce qu’au Liban, à la veille d’une élection présidentielle, certains envoient des messages en piégeant les voitures d’hommes politiques. Je regarde la biographie d’Antoine Ghanem sur Wikipédia, l’encyclopédie en ligne. Sa date de mort est déjà indiquée

la guerre de trop a bien eu lieu

La Guerre de trop
C’est l’heure de l’Iftar (la rupture du jeun pendant le ramadan), les rues sont presque vides. Georges vient me chercher pour une soirée salsa et s’attarde à discuter avec mon proprio, Zico. Bientôt dans la pénombre (une nouvelle coupure d’électricité), ils parlent de la guerre… Zico qui a retrouvé son arme de « combattant » raconte son engagement dans le parti communiste, ses « trois montées » au front contre les Syriens, les Phalangistes (milice chrétienne) et Amal (milice chiite). Ensuite il a fait ambulancier, les voisins du quartier se demandent encore comment il en est sorti vivant. Georges, le proustien, a tenté lui aussi l’entraînement paramilitaire mais de l’autre côté. Enrôlé dans un camp des phalanges, il n’y est resté qu’un soir s’éclipsant discrètement : « faire des badoulés, c’était pas mon truc ! », confie-t-il avec son sourire mélancolique. Un jour, il s’est retrouvé dans le quartier ouest musulman alors que des rumeurs de « kidnapping de chrétiens » se répandaient dans la Beyrouth. Coup de téléphone à une copine palestinienne qui elle-même appelle un leader du Fatah (parti de Yasser Arafat). Et c’est un convoi de l’OLP qui a lui a permis de sortir de la nasse !
Le conflit de 2006 avec Israël reste pour tous les deux la guerre de trop. Le ressort est cassé. Georges a voulu aider à la distribution de vivres sans parvenir à dépasser la remontée de souvenirs traumatisants. Paralysé ; Zico a refusé de s’impliquer : « je pouvais plus sentir cette odeur… tous les déplacés…j’ai juste donné un coup de main à un mouvement de défense civile, explique-t-il avant de lancer provocateur : l’après midi, j’allais à la plage ! »

Naïma

Déjà, en France, aller chez le coiffeur, je déteste. Tous ces miroirs en abyme, le regard que l’on ne sait où poser. Sur la voisine ? c’est impoli. Sur le coiffeur ? c’est stressant. Sur le magazine imposé dès l’entrée ? c’est Gala ou Voici. Non décidément je n’aime pas. A l’étranger, cette sortie capillaire devient un supplice. J’appréhende la choucroute laquée et n’assume pas la comparaison de mes cheveux filasses avec les épaisses chevelures des belles libanaises. Un ami voyageur m’a pourtant assuré que seule une visite chez le coiffeur ou le barbier permettait de pénétrer en profondeur une culture… Alors je me lance et pousse la porte du salon Jean Najm. Le patron est un sosie de Sean Connery. Il m’accueille par un tonitruant «Shu Habibi (on fait quoi ma chérie ?) qui fait fondre mes préventions. Café, potins, sourire… Ni presse ni obséquiosité mais une gentillesse délicieuse et une jolie coupe. A la sortie de chez le coiffeur, comme nous disons santé en tendant notre verre ou bonne appétit avant d’entamer un plat, les Libanais vous disent « Naïma » (que Dieu te comble de ses grâces).

lundi 17 septembre 2007

Charles, Gaby, Bilal

La Bonne Cause
Charles est un saint. Il lutte contre les grandes et les petites misères du monde et du Liban : droits de l’Homme, orphelins, réfugiés… Sur tous les fronts, il a créé une école pour scolariser les enfants nés d’unions fugaces entre les « bonnes » étrangères (Philippines, Sri lankaises, Ethiopiennes…) et ces hommes de nationalités diverses qui ont en commun de ne pas laisser d’adresse après « l’heureux » événement. Lorsque la mère est en plus renvoyée dans son pays d’origine suite à l’expiration de son visa de travail, certains gamins se retrouvent seuls à la rue. L’association de Charles s’appelle Insan. Même rémunérés au lance pierre, voire pas payé du tout, les enseignants doivent disposer de locaux et de matériel. Charles frappe donc à toutes les portes pour trouver des sous. Or l’an dernier, de généreux Norvégiens admiratifs de son travail ont proposé un gros chèque. Formidable, sauf qu’en ce moment ce sont les réfugiés irakiens qui font la Une des médias, émeuvent les donateurs étrangers et par ricochet drainent l’argent des bailleurs. Tant pis pour les enfants de ces « bonnes », esclaves des temps modernes échouées au Liban. Les Norvégiens ont bien spécifié que le gros chèque était essentiellement destiné aux petits Irakiens. Pour encaisser l’argent, Charles a du développer un autre programme au risque de laisser un peu en plan sa première association dont malheureusement personne ne s’occupe. Il existe ainsi une bourse des causes humanitaires dont nous - journalistes, militants, associatifs, donateurs – déterminons les cotations au titre d’actionnaires plus ou moins avertis.

Les Bonnes de Beyrouth
Elles viennent de Sri Lanka, des Philippines, d’Ethiopie, sont importées par des agences qui conservent leur visa comme dépôt de garantie puis les mettent en contact avec des familles libanaises. Logeant souvent à demeure, ces femmes s’occupent des enfants, du ménage, de la cuisine... Il y a quelques années, Fawaz, originaire d’une grande famille saoudienne, m’avait confié sans vergogne que c’est « sa bonne » qui l’avait dépucelé… A., journaliste syrien habitant Beyrouth, me racontait qu’un jour, sa serviette étant tombée du balcon, il a frappé chez son voisin du dessous et la bonne lui a répondu que la serviette était là mais qu’elle ne pouvait lui ouvrir car ses patrons fermaient la porte à clés la laissant à l’intérieur. En janvier, au moment des soldes, des annonces paraissent dans les journaux pour vanter les discounts : on brade les bonnes. Et tout récemment, la tante de G, se lamentait de la perte de sa « Sri lankaise éthiopienne, une catasttttophe, c’était une vrrrraie perrrrle ! » Quand Sri lankaise devient synonyme de femme de ménage, ce système rime alors avec esclavage.

Amour toujours
Sur le dossier du siège dans le bus qui me conduit à Saida, comme sur toutes surfaces planes dans le monde, fleurissent les graffitis : Mohammed aiment Salma, Abdallah attend Leila… Des petits cœurs entourent ces mots doux et je note une adresse e-mail rigolotes : Enriqlesias@hotmail.com, vous avez dit Hot ?

Expo à Saïda
Destinée à montrer le visage pacifique de l’Islam en Grande Bretagne, et les vertus du modèle d’intégration anglais l’exposition des photos de Peter Sander (photographe né à Londre en 1946 et devenu musulman dans les années 70) est installée dans le Khan el Franj de Saida, un caravansérail transformé en centre culturel. On y voit un portrait de Cat Stevens converti et « rebaptisé » Yusuf Islam avec son chat qui, lui, a conservé son nom : Sergeant Pepper ; le prince Charles visitant une école coranique ; une église anglicane transformée en mosquée ; un styliste dessinant des vêtements islamiques ; un chirurgien musulman officiant avec ce commentaire sous la photo : « Votre cœur est entre ses mains ». Tous musulmans, offrant l’image d’un islam bien intégré dans la société britannique. L’affiche de l’expo montre même une jeune femme aux yeux bleus voilée dans le drapeau anglais ! Intéressante certes mais un peu too much cette initiative soutenue par la British Embassy. Elle tombe trop à pic pour être honnête. L’Angleterre décriée dans le monde musulman pour son engagement militaire en Irak cherche visiblement à améliorer son image. Est-ce vraiment le rôle d’un artiste de correspondre si parfaitement à la stratégie de communication de son gouvernement ?

La Ballade de Bilal
Ce soir, dîner avec deux Libanais : Gaby le jésuite et Bilal, un magistrat chiite. Ce dernier nous emmène dans un immense restaurant traditionnel situé sur la route de l’aéroport. Le bâtiment en pierre blonde magnifiquement restauré dispose d’une vaste cour avec une fontaine. Il appartient à une fondation pieuse gérée par le Cheikh Fadlalah, leader spirituel des chiites : il n’y a pas d’alcool mais des narghilés, beaucoup de femmes voilées, une ambiance familiale et une nourriture délicieuse. Les bénéfices profitent aux orphelins et aux pauvres chiites, communauté religieuse la plus nombreuse du Liban. Nous dégustons des galettes de thym et de fromage frais, du taboulé et du hommos. Mes deux amis tentent de distinguer les femmes chiites et sunnites d’après le positionnement de leur voile. Mais la mode actuelle des voiles nouées en cagoule transcende les communautés religieuses et brouille les repères traditionnels.
Bilal vient de se fiancer avec une jolie fille qui correspond aux canons de beauté tels que je les ai lus dans les Contes des Milles et une nuit – je vous en conseille d’ailleurs la lecture croustillante dans l’édition en livre de poche avec la traduction de Miquel. Mais revenons à la fiancée de Bilal, à son visage clair comme la lune, ses yeux doux comme ceux d’une biche etc. etc.… Le magistrat, fier la montrer en photos, nous confie sa peur de perdre prochainement sa liberté. Aussitôt, le jésuite le rassure, « c’est normal, tout le monde passe par là, ne t’en fais pas… » Moi je me tais car mes propos ne ferait qu’accroître les doutes de Bilal.
Le juge chiite est également inquiet par les préparatifs du mariage. Son statut l’oblige à inviter des sommités du monde judiciaire, notamment le procureur de la République Mirza. Pour ne pas déroger, il lui faut organiser et financer un mariage à la hauteur dans un grand hôtel aseptisé avec musique à la Jean-Michel Jarre, mariée en meringue assise sur un trône, décor kitsch, bref une soirée qui ne correspond en rien aux goûts et à la personnalité de Bilal. Il aurait préféré un mariage dans son village du sud, mais ici il faut faire de la surenchère dans l’exposition des signes extérieurs de richesse même lorsque l’on n’est pas vraiment riche et que l’on se contente du maigre traitement d’un fonctionnaire.
Après le repas, Gaby nous offre la vue spectaculaire du toit de la résidence jésuite dans le quartier d’Achrafieh. Les religieux ne sont plus que trente à habiter cet immeuble moderne dont la vente rendrait la compagnie de Jésus millionnaire ! Les vocations de l’ordre restent limitées car leurs études sont longues, complexes et les Jésuites apparaîssent encore comme importés de l’étranger contrairement aux moines de Kaslik, par exemple, qui recrutent facilement. « Ils sont plus riches et font du démarchage à l’arrache auprès des familles chrétiennes pauvres du nord Liban, en deux temps trois mouvements un jeune se retrouve prêtre avec un avenir », expliquent Gaby.
Pour finir, Bilal nous ballade dans la nuit de Beyrouth et commente : « ici en février 2005, 1200 kilos de TNT ont pulvérisé le véhicule blindé de l’ex-Premier ministre Hariri, là le journaliste Samir Kassir est mort dans un attentat à la voiture piégée, sur le front de mer c’est la tentative de meurtre du ministre Hamadé etc. » Funèbre litanie…
J’espère que les élections présidentielles de la fin du mois ne vont pas raviver cette vague de terreur.

soirées culturelles à Beyrouth

Soirée flamenco à l’Unesco où se produit la troupe Sacramento. Le public est endimanché, les brushings impeccables et les parfums tenaces. Une brochette de notables en costard quitte la salle au bout d’une demi heure, ils se sont montrés, ils peuvent se passer du spectacle. La danseuse espagnole tournoie, superbe en jupon et caraco orangé. Elle virevolte, frappe des mains, des pieds. Le danseur impressionne par sa technique. Manquent l’âme, la séduction… L’amphithéâtre majestueux ne sied pas à cette danse de gitans. Un bar, un jardin seraient plus propice à l’exaltation des émotions. Le flamenco est une danse de la colère alors que le tango exprimerait la passion, la salsa l’énergie et le zouc ??? Là, je demanderai à P., expert en la matière.

Soirée marionnettes au couvent de Chawye (1596), perché à 700 mètres au dessus de la mer, dans la fraîcheur du Mont-Liban. Une ligne rose au-dessus de la mer violette retient la nuit. Mon ami Georges coorganise la soirée. Un regard doux derrière des verres épais, un air de vieux garçon, des costumes sages et taillés un peu larges, Georges est un personnage proustien. D’ailleurs, sa sœur aînée s’appelle Albertine. Je déjeune dans leur maison familiale de légumes frais du jardin et je cause… Sarko avec la cadette Pierrette qui vit en France. Les enfants d’Albertine ont également opté pour l’exil : l’un aux USA et les deux autre à Dubaï. « Pas d’avenir au Liban », soupire leur mère avec un sourire las. Si le peuple libanais a toujours voyagé, dorénavant c’est une hémorragie, les départs pour Qatar par exemple ont été multipliés par sept ces derniers mois.
Georges, lui, a été directeur d’école dans un village libanais pendant la guerre (1975-90) puis responsable des Orphelins d’Auteuil à Paris et le voila producteur culturel, chargé d’importer des artistes français au casino de Beyrouth. Mais les attentats et le conflit de l’été 2006 ont gelé les projets. Georges est déprimé. Alors il se replie sur des initiatives plus modestes comme ce spectacles de marionnettes pour adultes créé par deux jeunes artistes Eric Deniaud et son assistant Aurélien à partir de textes du dramaturge roumain Matei Visniec. C’est drôle et cruel, ça parle de la peur d’être libre, de lavages de cerveaux, de totalitarisme. Les marionnettes avec leurs yeux exhorbités et leur cou de girafe dégagent beaucoup d’humanité… …

Soirée Caramel Enfin je vais voir ce premier film (il passe aussi en France) d’une réalisatrice libanaise qui a voulu montrer Beyrouth autrement que sous le prisme du conflit. Je suis déçue. Trop de clichés, de bavardages sans respiration. La trajectoire de ces femmes travaillant ensemble dans un institut de beauté à Beyrouth reste lisse. L’amoureuse d’un homme mariée à la recherche d’un hôtel acceptant de fermer les yeux sur un adultère, la fiancée inquiète (j’avais écrit paniqué mais c’est mon inconscient qui parlait trop fort) parce qu’elle n’est plus vierge, l’homosexuelle bourrue en quête d’âme sœur…Il manque un grain de sable, pour sortir du stéréotype. Une scène m’a cependant touchée : cette belle, sur le retour, qui passe des castings sans y croire vraiment, supporte toutes les humiliations et exhibe de fausses « règles » pour faire croire qu’elle est encore jeune.

La patience est mère de toutes les vertus….
En France confier ses valises au fret est une affaire de 20 minutes. Au Liban c’est un peu plus compliqué. Il me faudra trois bonnes heures. Un ami libanais m’accompagne précisant dans quelles mains glisser les bakchichs pour récupérer mes colis. J’ouvre le porte monnaie et j’arrête de compter. Ensuite il faut parlementer, sourire, patienter et surtout ne pas s’énerver sinon on se prend 30 minutes d’attentes en plus dans les dents. Je passe d’un guichet à un autre, du cinquième étage au sous-sol ; j’accumule les papiers jaune, rose et vert, les timbres, les signatures…. L’impression d’être une boule de flipper lancée dans un labyrinthe bureaucratique. J’ai lu dans la presse locale que l’Union européenne et la Banque mondiale finançaient les réformes administratives au Liban. Ça urge !

La méthode sans larmes
Alléluia, j’ai trouvé le prof d’arabe idoine…un Français, pédagogue, bilingue, marié à une Libanaise ayant l’ambition d’ouvrir une école de langue. Je vais lui servir de cobaye. Il a déjà mis en ligne une méthode récupérée sur des manuels conçus par un vieux religieux de la congrégation de Charles de Foucault. Un certain Jean Leroy, aujourd’hui, âgé de 80 ans, qui a hébraïsé son nom et se trouve l’autre coté du fleuve Litani, dans un couvent à Jérusalem (c'est-à-dire en territoire ennemi). Mais Internet se fout des frontières conflictuelles et mon prof de Beyrouth correspond régulièrement avec l’octogénaire en Israël pour lui demander conseil dans l’adaptation de son manuel.
La méthode s’appelle « les cours d’Abou Youssef ou l’arabe sans larmes (sic)». C’est certain, je rigole davantage que je ne pleure en feuilletant le manuel : l’auteur explique ainsi que telle lettre arabe est un « son vague qui navigue suivant les gens et les régions »
Depuis hier, j’annone à haute voix les dialogues d’Abou Youssef sur la terrasse, dans la cuisine, et sous la douche. Mes voisins qui partageaient jusqu’à présent mes disques de salsa et de zouc doivent penser que j’ai viré ma cuti à l’approche du ramadan. Répéter les phrases de « la méthode sans larmes » ou psalmodier le Coran, la confusion est possible.
Le Ramadan commencent en effet jeudi et déjà la rue Hamra se couvre de drapeaux blanc et vert. Dans le journal L’Orient le Jour, un article met en garde les diabétiques contre le jeun…
Cette abstinence alimentaire sera-t-elle un élément apaisant ou au contraire un facteur de tension à l’approche des élections présidentielles par les députés à la fin du mois. Pour le moment du cafetier au secrétaire du ministre de la justice en passant par les quelques amis libanais interrogés, l’heure est à la confiance vigilante. Mais au Liban, tout peut arriver !

Premiers jours à Beyrouth

Chez Zico
Je sors de la maison, un mendiant m’offre une rose : j’y vois un heureux présage pour cette année sabbatique.
J’ai investi mon studio à 3 h du matin. Zico, le propriétaire du studio que j’ai loué à Beyrouth vient me chercher à l’aéroport. J’ai vu très vite émerger dans la foule des foulards et des raybanes, son visage de clown triste, un peu fatigué par toutes les guerres dans lesquelles il s’est investi.
Zico a hérité d’une maison familiale levantine dans le quartier de Hamra. Une façade jaune, des volets verts et des terrasses à chaque étage. Au rez de chaussée l’ex milicien a ouvert un bar alternatif et quelques pièces aux sièges de diverses association plutôt de gauche : j’ai vu qu’il y avait un bureau pour des élections démocratiques, ça risque d’être bien vivant à la fin du mois, lors des élections présidentielles.
Mon studio est situé au dernier étage, aussi fatigué que Zico : une gazinière sans gaz, une moquette élimée, des wc bouchés et une baignoire sans paroi, posée en face du lit sur la mezzanine, comme oubliée là. Le rêve absolu du mateur du petit matin.
Zico découpe sa vie en séquences de vingt ans : d’abord tu milites et tu te construits, ensuite tu dragues, tu vas voir à droit à gauche, puis tu te maries et tu fais un enfant… Après il sait pas bien Zico mais ne manque pas de signaler que je fais tout à l’envers.

Déjeuner au Chef
Le restaurant du Chef est une institution à Beyrouth. Populaire, il existe depuis les années cinquante. Une entreprise transmise de père en fils, aujourd’hui le gérant c’est Charbel. Dans le quartier de Gmayzé, en pleine boboisation, Le Chef est un îlot indémodable où l’on mange une cuisine de famille, franco orientale au coude à coude avec un ouvrier du coin, un archéologue allemand, un ancien présentateur de télévision…. Le resto de Charbel c’est Babel. En tablier blanc, le Chef lance les commandes à une volée de jeunes serveurs qui s’empressent de verser un jus d’orange frais et de présenter un ravier de navets vinaigrés. Je ne commande plus, Charbel connaît par cœur mon menu préféré. La première fois que j’y suis venu en 1998, je fus placée d’office en face d’un Français prénommé Didier. Charbel en a conclu que c’était un ami proche, voire intime et me demande désormais à chaque visite « comment il va monsieur Didier ? » J’ai beau lui répéter que je n’ai jamais revu ce Didier rencontré pour la première fois chez lui… il ne veut rien entendre. Lasse, je finis par lui répondre que monsieur Didier va bien mais qu’il est resté à Paris. Et de temps en temps je brode : « Ah monsieur Didier fait des affaires dans le Golfe ou Monsieur Didier est au chômage le pauvre »

Equiper le studio
Georges m’emmène au BHV/Monoprix de Beyrouth pour acheter quelques cintres, des prises, une armoire etc. Le BHV est un complexe tout neuf digne des plus grands malls américains. Dans le parking, chaque voiture est passée au filtre d’un détecteur de bombe. Les prix sont exorbitants même pour un Européen. Devant mon air dubitatif, Georges propose une alternative : la banlieue sud chiite où s’entassent quantités de petites baraques de menuisiers, électriciens, quincailliers. Partout dans le quartier est affiché le portrait de Nasrallah, le leader du Hezbollah. Quelques urnes de bienfaisance jaune et bleu en faveur des déshérités me sont familières. Je voyais les mêmes en Iran.

De l’amour au Liban
B a quitté M après six ans de vie commune et de militantisme en duo. Ça soude un couple de militer ensemble ? ou ça le mine ?
B est musulmane chiite et M chrétien maronite. Ils en ont parlé, se sont affrontés aux réticences des parents, ont fini par décider de se marier… avant de se séparer. Tout le monde traduit cette séparation au prisme du clivage communautaire. Il n’était pas de la même religion, ça ne pouvait pas marcher. CQFD. Or hier, devant un verre, B m’avoue que M la trompait et c’est pour ça qu’elle est partie. Ainsi naissent les rumeurs et se renforcent les préjugés confessionnels lorsque la grille de lecture dominante publique et privée est confessionnelle.

Toujours au registre des amours, B vient d’être témoin à un mariage. Ça lui a coûté 330 dollars, trois jours de disponibilité et pas mal de démarches administratives. Au Liban, on se marie devant son leader religieux, le mariage civil n’existe pas. Pour ceux qui veulent contourner ce problème (et notamment pour les couples mixtes), une solution : aller à Chypre où l’acte est enregistré par l’administration chypriote, transmise au ministère des affaires étrangères puis à l’ambassade du Liban et enfin à Beyrouth. B me raconte que dans la salle d’attente de la mairie de Larnaca elle a rencontré un couple d’Israélien (le Liban est toujours en guerre avec Israël et le dernier conflit de l’été 2006 a ravivé les plaies). En Israël non plus le mariage civil n’existe pas…
Il y a dix ans, le gouvernement libanais a tenté de réformer l’institution maritale mais les chefs religieux musulmans et chrétiens s’y sont très vite opposés.

« Ah ma cherrrrie, le marrrriage coûte une forrrrtune ici», s’exclame mon ami libanais Gabriel. Jésuite, installé en France pendant 18 ans, Gaby vient d’être envoyé en mission par le provincial dans la plaine de la Bekaa, en plein fief Hezbollah. Lui qui adorait l’opéra, le voici isolé dans les champs (pendant la guerre et même après, on cultivait le hashish qui finançait les achats d’armes, aujourd’hui, je ne sais pas, j’irai voir)
« Tu te rends compte, pour le cadeau de mariage, il faut dépenser minimum 100 dollars !!!!, se plaint Gaby, moi je m’en fiche, j’ai fait vœu de pauvreté alors je paie pas »
Il m’invite à venir le voir dans la Bekaa, on parlera d’opéras….