mercredi 26 septembre 2007

Lectures

L’Attentat

Funeste coïncidence, le matin du 19 septembre - jour de l’assassinat du député Antoine Ghanem et des cinq autres personnes - j’achève un essai sur les émotions et entame un roman de Yasmina Khadra intitulé L’Attentat. J’ai presque honte au café ou dans les bus d’exhiber ce livre au titre prémonitoire.
Derrière le pseudonyme féminin de l’auteur se cache en réalité Mohammed Moulessehoul, un ex-officier de l’armée algérienne aujourd’hui exilé en France. Son roman A quoi rêve les loups dénonçait l’engrenage mortifère des années 90 ou comment un jeune type normal monte au maquis pour devenir un terroriste islamiste. Les Hirondelles de Kaboul racontait l’asphyxie des femmes afghanes sous le joug des Talibans. L’attentat évoque l’histoire d’un chirurgien Palestinien intégré à la société israélienne dont la vie est bouleversée lorsqu’il apprend que son épouse est une kamikaze.
Khadra excelle à tordre les expressions toute faites, dévoie les clichés, essore la langue. Seul L’Ecrivain, sa biographie boursouflée d’autosatisfaction m’a profondément déplu.
Ce week-end, à Tyr, je terminais donc L’Attentat, installée dans une gargote sur la plage, devant les vagues et une assiette de calamar. L’auteur écrit : « Il faut toujours regarder la mer. C’est un miroir qui ne sait pas mentir. (…) Qui regarde la mer tourne le dos aux infortunes. » Avec son port, sa corniche aux pigeons, ses ancêtres phéniciens, Beyrouth n’en finit pas de regarder la mer, et pourtant un flot d’infortunes risque à nouveau de la submerger.

Est-ce ainsi que les hommes vivent
Le pire n’est jamais sur. Seulement plus explicite, dramatique, excitant… Les raisons d’espérer se trouvent cachées dans le prosaïque, le banal, le quotidien. Il faut les dénicher. Jamais elles ne sautent aux yeux.
J’ai trouvé un ouvrage d’anthropologie passionnant au Centre culturel français. Installée à Hsoun, village du Mont Liban, entre 1994 et 2000, une chercheuse observe le vécu de la population bicommunautaire - chrétienne maronite et musulmane chiite - à travers les rites saisonniers et les partages culinaires. Son livre titille le palais, décrit en détails les mets variés préparés à l’occasion des fêtes religieuses. Ainsi, pendant le Carême les chrétiens mangent végétarien : épinards, blettes, choux assaisonnés de vinaigre, de mout de grenade acide, de verjus et de sumac, « Boulettes tristes » (potiron pilé avec du bourghoul, aromatisé de pissenlit), « larmes du Christ » (lentilles noires)…C’est la cuisine du deuil. Les jours fastes, à Pâques, la sortie du Carême s’effectue progressivement, d’abord par la consommation de pâtisseries au beurre : gâteaux à l’anis et à la semoule fourrés de noix (marmoul), ou de pâte de datte. Le retour à la normalité alimentaire se poursuit avec les œufs et enfin par un déjeuner de viandes blanches, poulets ou coqs farcis.
Côté musulman, l’anthropologue disserte sur l’ordonnancement très précis des plats de rupture du jeûne tout au long du Ramadan : la première bouchée est réservée à la datte et à l’eau. La bouche desséchée doit ensuite être humectée par la chaleur de la soupe et la fraîcheur d’une salade. Les pâtisseries viennent clore le repas telles le hadf (pâte feuilletée farcie de noix pilée arrosée de beurre et aromatisée à l’eau de fleur de bigaradier) et le killaj (feuille de pâte farcie de semoule frite, aspergée de sirop).
L’année entière est ponctuée d’occasions particulières comme pour chasser tout risque de routine…. Mais ce qui intéresse surtout l’anthropologue, ce sont les indices de commensualité autrement dit le vivre ensemble entre chrétiens maronites et musulmans chiites. Et son livre révèle une réelle intelligence de la différence inscrite justement au cœur de ces rites religieux, le plus souvent dans un partage de la table. Les maronites, par exemple, pendant le carnaval font appel aux voisins chiites pour l’abattage du mouton de façon à ce que la viande soit halal (licite pour les musulmans) et puisse être consommées par toute la communauté villageoise sans exclure l’Autre. De leur côté, les chiites participent à la fête de la Dormition de la Vierge, de Saint Elie, entrent dans l’église lors d’un mariage ou d’obsèques d’un voisin chrétien, envoie un plat de fattoush (salade avec des morceaux de pita frits) aux familles chrétiennes à l’heure de l’iftar (rupture du jeûne) … Dans le passé, le curé aspergeait d’eau bénites certaines maisons musulmanes. Et à Pâques, les chiites peignaient des oeufs durs, et les poches pleines, rencontraient les chrétiens pour se livrer à une compétition dont le but consistait à casser les oeufs de son adversaire sans que les siens soient fêlés.
« (…) fêtes, commémorations et rites de passage ne sont pas seulement des occasion d’unité intra-communautaire. Ils constituent, dans certains cas, de moments privilégiés de rencontre interreligieuse. Le particularisme de chaque communauté en est forcément affecté. (…), écrit Aïda Kanafani-Zahar, l’auteur de cet essai. Quand ils effectuent des ouvertures à l’endroit même de la différence, quand ils se déplacent d’une communauté à une autre, les villageois établissent des liens dont l’ensemble forge le vivre ensemble, lui-même à la base d’une appartenance commune ». Mais aujourd’hui, avec l’émigration massive, l’exode rurale, une forme de sécularisation, nombre de ces rites passent à la trappe emportant tout un vécu commun. Comment recréer des passerelles adaptées au monde moderne ? Les hommes savent-ils jeter l’eau du bain tout en conservant le bébé ?

C’est ainsi que les hommes meurent
« Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien. ». (Lettre à D. d’André Gorz). C’est à mon avis la plus belle déclaration d’amour qu’un homme puisse faire à une femme. Ce matin en lisant L'Orient-le jour, j’apprends que le philosophe André Gorz vient de se suicider avec sa femme Dorine.

dimanche 23 septembre 2007

Urbanistes-dentistes...


Beyrouth ressemble à la mâchoire d’une vieille femme ; elle conserve quelques dents encore saines à l’image de ces maisons levantines en pierres de taille, souvent bosselées, qu’allègent d’élégantes arcades ocres surplombant un balcon. Des citronniers y fleurissent, un jasmin s’entortille sur une colonnade, il fait frais à l’intérieur sans recourir à la climatisation. L’après midi, à l’heure de la sieste, les volets verts sont fermés ; le soir, on vient y siroter un arak et picorer des pistaches. Beyrouth s’est offerte plusieurs « bridges » à prix d’or, dans des quartiers comme Verdun ou le long de la corniche. Elle arbore alors ce sourire artificiel de ceux qui se font refaire la dentition. Immeubles rutilants qui s’élancent vers l’azur et dont les parois de verre scintillent sous le soleil. Profusion de luxe indécent. Gratte-ciels sans âmes proche cousins de Manhattan ou de la Défense. Leurs arrêtes acérés ne conviennent ni au caractère émollient d’une ville de bord de mer, ni à la langueur orientale. Et puis, restent quelques caries. Anciennes demeures percluses d’obus, dont les étages pendouillent les uns sur les autres. Carcasses à l’abandon. Squelettes macabres traversés de bouts de fers rouillés qui tentent de retenir un plafond ou un plancher. Témoins d’une époque pas encore complètement révolue, ces habitations tenaces incarnent la mauvaise conscience que les urbanistes de l’époque Hariri, dans leur hystérie de rénovation, n’ont pas réussi à arracher.

Un dimanche à Tyr

Pendant longtemps je me réjouissais de connaître Tyr tout en regrettant de ne pas avoir visité Sour. J’ignorais qu’il s’agit en fait des deux noms (arabe et antique) d’une même ville située au sud du Liban.

Dans le souk de Sour-Tyr, les gens se pressent pour acheter fruits et légumes en prévision de l’Iftar (rupture du jeûne pendant le Ramadan). Les concombres sont minis, les courgettes tordues, les tomates non calibrées. Lustrés par la rosée matinale, pommes, prunes, oranges, brugnons, grenades, forment d’impeccables pyramides.

Sur la plage encombrée de canettes de coca et de bouteilles de bière, un homme fume le narghilé, assis sur une chaise en plastique bleu. On dirait un tableau de Magritte. L’odeur sucrée de sa pipe à eau se mêle aux embruns. Plus loin, sur les rochers en bordure de mer, comme des hérons immobiles, les pêcheurs ont lancé leurs lignes en silence. Il est midi.

J’erre au milieu des ruines romaines, saluée par quelques Casques bleus asiatiques.

Sur la digue, une voiture rouge croise depuis trente minutes. Elle va, elle vient. Quand je m’enfonce dans la ville elle me suit, quand j’aborde le port elle est encore là. L’homme sort un instant de son véhicule et marche juste derrière moi. Je me sens alors comme un plancton pisté par un squale. Bientôt sauvée par le gong, en l’occurrence l’appel à la prière qui fait fuir cet importun.

mes ptites guerres

Je suis passée de la chasse aux fourmis à la guerre aux moustiques. Je fourbis mes munitions : une bombe aérosol et une crème. La bombe lance un jet blanc mouillé, inoffensif, qui n’asphyxie que moi la nuit. Quant à la pommade anti-moustique, elle se révélait également inefficace jusqu’à ce que je réalise que j’avais confondu les tubes. Je me tartinais consciencieusement tous les soirs avec de la crème solaire.

vendredi 21 septembre 2007

Ahlan wa sahlan

Quand j’arrive chez le prof d’arabe, quand je vais chez l'épicier, quand je cause avec le chauffeur de taxi, on me dit : Ahlan wa sahlan… Littéralement la formule se traduit par : « famille et plaine » c'est-à-dire « que notre maison soit pour vous comme votre famille, comme un terrain plat où on marche facilement. » (dixit la méthode de l'arabe sans larmes). L’accueil au Liban est une valeur cardinale. Dans certains villages près de Zahlé, les habitants laissent la clé sur la porte pour signifier : "je ne suis pas là, mais surtout ne partez pas, patientez !" De retour, l'hôte ou l’hôtesse proposera un café, un jus de mûre, un sablé aux figues…et répétera à plusieurs reprises : Ahlan wa sahlan !

Déjeuner familial

Après le cours, mon prof d’arabe m’invite à partager la table familiale. Les enfants de ce couple mixte sont vifs et drôles. Surtout le petit de douze ans qui a déjà choisit sa profession: « philosophe ou chef des écolo ou encore remplaçant du pape ». Son père a des yeux verts lumineux. L’âge n’a pas prise sur lui, il a conservé une curiosité et une fraîcheur d’adolescent. La mère, libanaise, vient de la Bekaa. Elle s’insurge devant les lois machistes de son pays : quand on est femme célibataire au Liban, on peut ouvrir un compte, se faire faire un passeport mais une fois mariée, il faut la présence de l’époux, ou au moins son blanc seing pour que le fonctionnaire délivre les documents administratifs. Le contraire n’est pas vrai, évidemment


Les Hashish et les Mazout ou mafia dans la Bekaa

Vérification faite, les plants de hashish continuent à fleurir dans la plaine de la Bekaa ainsi que les trafics et logiques mafieuses.

D’un côté la tribu qui contrôle les champs de hashish et de l’autre celle qui a la main sur le trafic de mazout. Les Mazout souhaitent faire passer leurs camions citernes à travers les champs des Hashish, tout en refusant de payer un quelconque dédommagement. Le ton monte. Les camions des Mazouts défient les Hashish qui lancent une opération punitive. Alors que la tribu attaquée prépare les représailles massives et mobilise une bonne centaine d’hommes, un officier de l’armée est prévenu. Pas n’importe lequel, un militaire conciliant susceptible d’arranger les choses « entre soi ». L’officier incite avec succès les Mazout et les Hashish à trouver un arrangement. Une fois de plus l’Etat libanais démissionne devant la logique tribalo-mafieuse…

Jour de deuil national

B. a entendu l’explosion puis, de sa terrasse au dixième étage, il a vu une épaisse fumée noire s’élever dans le ciel. M. a pressenti le drame en entendant les sirènes. L. s’est inquiétée parce que ses textos se sont anormalement bloqués. Autant de signes avant coureurs d’un attentat à la voiture piégée que chacun redoutait sans vouloir y croire.

Dans le journal, une amie regarde les noms de morts et des blessés. Ouf, son ex qui passe tous les jours par Sin el Fil, lieu de l’explosion, ne figure pas sur cette liste macabre. On oublie souvent de parler des blessés. Ça veut rien dire d’ailleurs ce mot « blessés », il est trop vague pour exprimer la tragédie de vies brisées : une égratignure, une jambe en moins, devenir aveugle, sourd, fou… De toute façon l’ancienne existence s’arrête et ne reprend plus jamais comme avant.

Beaucoup de magasins ont tiré le rideau, les écoles sont fermées. Même le ciel, pour la première fois depuis mon arrivée, porte le deuil.

mercredi 19 septembre 2007

les huit autres

Attentat du 19 septembreEn remontant de la Corniche, je perçois une fébrilité. Des voitures de polices, des contrôles de sacs… Etrange, c’est de l’étranger, plus précisément grâce à un mail envoyé par une amie de Bruxelles, que j’ai l’explication de toute cette tension. Un attentat à la voiture piégée a tué le député de la majoritéAntoine Ghanem et huit autres personnes à Beyrouth Est. Je pense à ces passants anonymes, « dommages collatéraux », dont la vie est brutalement interrompue parce qu’au Liban, à la veille d’une élection présidentielle, certains envoient des messages en piégeant les voitures d’hommes politiques. Je regarde la biographie d’Antoine Ghanem sur Wikipédia, l’encyclopédie en ligne. Sa date de mort est déjà indiquée

la guerre de trop a bien eu lieu

La Guerre de trop
C’est l’heure de l’Iftar (la rupture du jeun pendant le ramadan), les rues sont presque vides. Georges vient me chercher pour une soirée salsa et s’attarde à discuter avec mon proprio, Zico. Bientôt dans la pénombre (une nouvelle coupure d’électricité), ils parlent de la guerre… Zico qui a retrouvé son arme de « combattant » raconte son engagement dans le parti communiste, ses « trois montées » au front contre les Syriens, les Phalangistes (milice chrétienne) et Amal (milice chiite). Ensuite il a fait ambulancier, les voisins du quartier se demandent encore comment il en est sorti vivant. Georges, le proustien, a tenté lui aussi l’entraînement paramilitaire mais de l’autre côté. Enrôlé dans un camp des phalanges, il n’y est resté qu’un soir s’éclipsant discrètement : « faire des badoulés, c’était pas mon truc ! », confie-t-il avec son sourire mélancolique. Un jour, il s’est retrouvé dans le quartier ouest musulman alors que des rumeurs de « kidnapping de chrétiens » se répandaient dans la Beyrouth. Coup de téléphone à une copine palestinienne qui elle-même appelle un leader du Fatah (parti de Yasser Arafat). Et c’est un convoi de l’OLP qui a lui a permis de sortir de la nasse !
Le conflit de 2006 avec Israël reste pour tous les deux la guerre de trop. Le ressort est cassé. Georges a voulu aider à la distribution de vivres sans parvenir à dépasser la remontée de souvenirs traumatisants. Paralysé ; Zico a refusé de s’impliquer : « je pouvais plus sentir cette odeur… tous les déplacés…j’ai juste donné un coup de main à un mouvement de défense civile, explique-t-il avant de lancer provocateur : l’après midi, j’allais à la plage ! »

Naïma

Déjà, en France, aller chez le coiffeur, je déteste. Tous ces miroirs en abyme, le regard que l’on ne sait où poser. Sur la voisine ? c’est impoli. Sur le coiffeur ? c’est stressant. Sur le magazine imposé dès l’entrée ? c’est Gala ou Voici. Non décidément je n’aime pas. A l’étranger, cette sortie capillaire devient un supplice. J’appréhende la choucroute laquée et n’assume pas la comparaison de mes cheveux filasses avec les épaisses chevelures des belles libanaises. Un ami voyageur m’a pourtant assuré que seule une visite chez le coiffeur ou le barbier permettait de pénétrer en profondeur une culture… Alors je me lance et pousse la porte du salon Jean Najm. Le patron est un sosie de Sean Connery. Il m’accueille par un tonitruant «Shu Habibi (on fait quoi ma chérie ?) qui fait fondre mes préventions. Café, potins, sourire… Ni presse ni obséquiosité mais une gentillesse délicieuse et une jolie coupe. A la sortie de chez le coiffeur, comme nous disons santé en tendant notre verre ou bonne appétit avant d’entamer un plat, les Libanais vous disent « Naïma » (que Dieu te comble de ses grâces).

lundi 17 septembre 2007

Charles, Gaby, Bilal

La Bonne Cause
Charles est un saint. Il lutte contre les grandes et les petites misères du monde et du Liban : droits de l’Homme, orphelins, réfugiés… Sur tous les fronts, il a créé une école pour scolariser les enfants nés d’unions fugaces entre les « bonnes » étrangères (Philippines, Sri lankaises, Ethiopiennes…) et ces hommes de nationalités diverses qui ont en commun de ne pas laisser d’adresse après « l’heureux » événement. Lorsque la mère est en plus renvoyée dans son pays d’origine suite à l’expiration de son visa de travail, certains gamins se retrouvent seuls à la rue. L’association de Charles s’appelle Insan. Même rémunérés au lance pierre, voire pas payé du tout, les enseignants doivent disposer de locaux et de matériel. Charles frappe donc à toutes les portes pour trouver des sous. Or l’an dernier, de généreux Norvégiens admiratifs de son travail ont proposé un gros chèque. Formidable, sauf qu’en ce moment ce sont les réfugiés irakiens qui font la Une des médias, émeuvent les donateurs étrangers et par ricochet drainent l’argent des bailleurs. Tant pis pour les enfants de ces « bonnes », esclaves des temps modernes échouées au Liban. Les Norvégiens ont bien spécifié que le gros chèque était essentiellement destiné aux petits Irakiens. Pour encaisser l’argent, Charles a du développer un autre programme au risque de laisser un peu en plan sa première association dont malheureusement personne ne s’occupe. Il existe ainsi une bourse des causes humanitaires dont nous - journalistes, militants, associatifs, donateurs – déterminons les cotations au titre d’actionnaires plus ou moins avertis.

Les Bonnes de Beyrouth
Elles viennent de Sri Lanka, des Philippines, d’Ethiopie, sont importées par des agences qui conservent leur visa comme dépôt de garantie puis les mettent en contact avec des familles libanaises. Logeant souvent à demeure, ces femmes s’occupent des enfants, du ménage, de la cuisine... Il y a quelques années, Fawaz, originaire d’une grande famille saoudienne, m’avait confié sans vergogne que c’est « sa bonne » qui l’avait dépucelé… A., journaliste syrien habitant Beyrouth, me racontait qu’un jour, sa serviette étant tombée du balcon, il a frappé chez son voisin du dessous et la bonne lui a répondu que la serviette était là mais qu’elle ne pouvait lui ouvrir car ses patrons fermaient la porte à clés la laissant à l’intérieur. En janvier, au moment des soldes, des annonces paraissent dans les journaux pour vanter les discounts : on brade les bonnes. Et tout récemment, la tante de G, se lamentait de la perte de sa « Sri lankaise éthiopienne, une catasttttophe, c’était une vrrrraie perrrrle ! » Quand Sri lankaise devient synonyme de femme de ménage, ce système rime alors avec esclavage.

Amour toujours
Sur le dossier du siège dans le bus qui me conduit à Saida, comme sur toutes surfaces planes dans le monde, fleurissent les graffitis : Mohammed aiment Salma, Abdallah attend Leila… Des petits cœurs entourent ces mots doux et je note une adresse e-mail rigolotes : Enriqlesias@hotmail.com, vous avez dit Hot ?

Expo à Saïda
Destinée à montrer le visage pacifique de l’Islam en Grande Bretagne, et les vertus du modèle d’intégration anglais l’exposition des photos de Peter Sander (photographe né à Londre en 1946 et devenu musulman dans les années 70) est installée dans le Khan el Franj de Saida, un caravansérail transformé en centre culturel. On y voit un portrait de Cat Stevens converti et « rebaptisé » Yusuf Islam avec son chat qui, lui, a conservé son nom : Sergeant Pepper ; le prince Charles visitant une école coranique ; une église anglicane transformée en mosquée ; un styliste dessinant des vêtements islamiques ; un chirurgien musulman officiant avec ce commentaire sous la photo : « Votre cœur est entre ses mains ». Tous musulmans, offrant l’image d’un islam bien intégré dans la société britannique. L’affiche de l’expo montre même une jeune femme aux yeux bleus voilée dans le drapeau anglais ! Intéressante certes mais un peu too much cette initiative soutenue par la British Embassy. Elle tombe trop à pic pour être honnête. L’Angleterre décriée dans le monde musulman pour son engagement militaire en Irak cherche visiblement à améliorer son image. Est-ce vraiment le rôle d’un artiste de correspondre si parfaitement à la stratégie de communication de son gouvernement ?

La Ballade de Bilal
Ce soir, dîner avec deux Libanais : Gaby le jésuite et Bilal, un magistrat chiite. Ce dernier nous emmène dans un immense restaurant traditionnel situé sur la route de l’aéroport. Le bâtiment en pierre blonde magnifiquement restauré dispose d’une vaste cour avec une fontaine. Il appartient à une fondation pieuse gérée par le Cheikh Fadlalah, leader spirituel des chiites : il n’y a pas d’alcool mais des narghilés, beaucoup de femmes voilées, une ambiance familiale et une nourriture délicieuse. Les bénéfices profitent aux orphelins et aux pauvres chiites, communauté religieuse la plus nombreuse du Liban. Nous dégustons des galettes de thym et de fromage frais, du taboulé et du hommos. Mes deux amis tentent de distinguer les femmes chiites et sunnites d’après le positionnement de leur voile. Mais la mode actuelle des voiles nouées en cagoule transcende les communautés religieuses et brouille les repères traditionnels.
Bilal vient de se fiancer avec une jolie fille qui correspond aux canons de beauté tels que je les ai lus dans les Contes des Milles et une nuit – je vous en conseille d’ailleurs la lecture croustillante dans l’édition en livre de poche avec la traduction de Miquel. Mais revenons à la fiancée de Bilal, à son visage clair comme la lune, ses yeux doux comme ceux d’une biche etc. etc.… Le magistrat, fier la montrer en photos, nous confie sa peur de perdre prochainement sa liberté. Aussitôt, le jésuite le rassure, « c’est normal, tout le monde passe par là, ne t’en fais pas… » Moi je me tais car mes propos ne ferait qu’accroître les doutes de Bilal.
Le juge chiite est également inquiet par les préparatifs du mariage. Son statut l’oblige à inviter des sommités du monde judiciaire, notamment le procureur de la République Mirza. Pour ne pas déroger, il lui faut organiser et financer un mariage à la hauteur dans un grand hôtel aseptisé avec musique à la Jean-Michel Jarre, mariée en meringue assise sur un trône, décor kitsch, bref une soirée qui ne correspond en rien aux goûts et à la personnalité de Bilal. Il aurait préféré un mariage dans son village du sud, mais ici il faut faire de la surenchère dans l’exposition des signes extérieurs de richesse même lorsque l’on n’est pas vraiment riche et que l’on se contente du maigre traitement d’un fonctionnaire.
Après le repas, Gaby nous offre la vue spectaculaire du toit de la résidence jésuite dans le quartier d’Achrafieh. Les religieux ne sont plus que trente à habiter cet immeuble moderne dont la vente rendrait la compagnie de Jésus millionnaire ! Les vocations de l’ordre restent limitées car leurs études sont longues, complexes et les Jésuites apparaîssent encore comme importés de l’étranger contrairement aux moines de Kaslik, par exemple, qui recrutent facilement. « Ils sont plus riches et font du démarchage à l’arrache auprès des familles chrétiennes pauvres du nord Liban, en deux temps trois mouvements un jeune se retrouve prêtre avec un avenir », expliquent Gaby.
Pour finir, Bilal nous ballade dans la nuit de Beyrouth et commente : « ici en février 2005, 1200 kilos de TNT ont pulvérisé le véhicule blindé de l’ex-Premier ministre Hariri, là le journaliste Samir Kassir est mort dans un attentat à la voiture piégée, sur le front de mer c’est la tentative de meurtre du ministre Hamadé etc. » Funèbre litanie…
J’espère que les élections présidentielles de la fin du mois ne vont pas raviver cette vague de terreur.

soirées culturelles à Beyrouth

Soirée flamenco à l’Unesco où se produit la troupe Sacramento. Le public est endimanché, les brushings impeccables et les parfums tenaces. Une brochette de notables en costard quitte la salle au bout d’une demi heure, ils se sont montrés, ils peuvent se passer du spectacle. La danseuse espagnole tournoie, superbe en jupon et caraco orangé. Elle virevolte, frappe des mains, des pieds. Le danseur impressionne par sa technique. Manquent l’âme, la séduction… L’amphithéâtre majestueux ne sied pas à cette danse de gitans. Un bar, un jardin seraient plus propice à l’exaltation des émotions. Le flamenco est une danse de la colère alors que le tango exprimerait la passion, la salsa l’énergie et le zouc ??? Là, je demanderai à P., expert en la matière.

Soirée marionnettes au couvent de Chawye (1596), perché à 700 mètres au dessus de la mer, dans la fraîcheur du Mont-Liban. Une ligne rose au-dessus de la mer violette retient la nuit. Mon ami Georges coorganise la soirée. Un regard doux derrière des verres épais, un air de vieux garçon, des costumes sages et taillés un peu larges, Georges est un personnage proustien. D’ailleurs, sa sœur aînée s’appelle Albertine. Je déjeune dans leur maison familiale de légumes frais du jardin et je cause… Sarko avec la cadette Pierrette qui vit en France. Les enfants d’Albertine ont également opté pour l’exil : l’un aux USA et les deux autre à Dubaï. « Pas d’avenir au Liban », soupire leur mère avec un sourire las. Si le peuple libanais a toujours voyagé, dorénavant c’est une hémorragie, les départs pour Qatar par exemple ont été multipliés par sept ces derniers mois.
Georges, lui, a été directeur d’école dans un village libanais pendant la guerre (1975-90) puis responsable des Orphelins d’Auteuil à Paris et le voila producteur culturel, chargé d’importer des artistes français au casino de Beyrouth. Mais les attentats et le conflit de l’été 2006 ont gelé les projets. Georges est déprimé. Alors il se replie sur des initiatives plus modestes comme ce spectacles de marionnettes pour adultes créé par deux jeunes artistes Eric Deniaud et son assistant Aurélien à partir de textes du dramaturge roumain Matei Visniec. C’est drôle et cruel, ça parle de la peur d’être libre, de lavages de cerveaux, de totalitarisme. Les marionnettes avec leurs yeux exhorbités et leur cou de girafe dégagent beaucoup d’humanité… …

Soirée Caramel Enfin je vais voir ce premier film (il passe aussi en France) d’une réalisatrice libanaise qui a voulu montrer Beyrouth autrement que sous le prisme du conflit. Je suis déçue. Trop de clichés, de bavardages sans respiration. La trajectoire de ces femmes travaillant ensemble dans un institut de beauté à Beyrouth reste lisse. L’amoureuse d’un homme mariée à la recherche d’un hôtel acceptant de fermer les yeux sur un adultère, la fiancée inquiète (j’avais écrit paniqué mais c’est mon inconscient qui parlait trop fort) parce qu’elle n’est plus vierge, l’homosexuelle bourrue en quête d’âme sœur…Il manque un grain de sable, pour sortir du stéréotype. Une scène m’a cependant touchée : cette belle, sur le retour, qui passe des castings sans y croire vraiment, supporte toutes les humiliations et exhibe de fausses « règles » pour faire croire qu’elle est encore jeune.

La patience est mère de toutes les vertus….
En France confier ses valises au fret est une affaire de 20 minutes. Au Liban c’est un peu plus compliqué. Il me faudra trois bonnes heures. Un ami libanais m’accompagne précisant dans quelles mains glisser les bakchichs pour récupérer mes colis. J’ouvre le porte monnaie et j’arrête de compter. Ensuite il faut parlementer, sourire, patienter et surtout ne pas s’énerver sinon on se prend 30 minutes d’attentes en plus dans les dents. Je passe d’un guichet à un autre, du cinquième étage au sous-sol ; j’accumule les papiers jaune, rose et vert, les timbres, les signatures…. L’impression d’être une boule de flipper lancée dans un labyrinthe bureaucratique. J’ai lu dans la presse locale que l’Union européenne et la Banque mondiale finançaient les réformes administratives au Liban. Ça urge !

La méthode sans larmes
Alléluia, j’ai trouvé le prof d’arabe idoine…un Français, pédagogue, bilingue, marié à une Libanaise ayant l’ambition d’ouvrir une école de langue. Je vais lui servir de cobaye. Il a déjà mis en ligne une méthode récupérée sur des manuels conçus par un vieux religieux de la congrégation de Charles de Foucault. Un certain Jean Leroy, aujourd’hui, âgé de 80 ans, qui a hébraïsé son nom et se trouve l’autre coté du fleuve Litani, dans un couvent à Jérusalem (c'est-à-dire en territoire ennemi). Mais Internet se fout des frontières conflictuelles et mon prof de Beyrouth correspond régulièrement avec l’octogénaire en Israël pour lui demander conseil dans l’adaptation de son manuel.
La méthode s’appelle « les cours d’Abou Youssef ou l’arabe sans larmes (sic)». C’est certain, je rigole davantage que je ne pleure en feuilletant le manuel : l’auteur explique ainsi que telle lettre arabe est un « son vague qui navigue suivant les gens et les régions »
Depuis hier, j’annone à haute voix les dialogues d’Abou Youssef sur la terrasse, dans la cuisine, et sous la douche. Mes voisins qui partageaient jusqu’à présent mes disques de salsa et de zouc doivent penser que j’ai viré ma cuti à l’approche du ramadan. Répéter les phrases de « la méthode sans larmes » ou psalmodier le Coran, la confusion est possible.
Le Ramadan commencent en effet jeudi et déjà la rue Hamra se couvre de drapeaux blanc et vert. Dans le journal L’Orient le Jour, un article met en garde les diabétiques contre le jeun…
Cette abstinence alimentaire sera-t-elle un élément apaisant ou au contraire un facteur de tension à l’approche des élections présidentielles par les députés à la fin du mois. Pour le moment du cafetier au secrétaire du ministre de la justice en passant par les quelques amis libanais interrogés, l’heure est à la confiance vigilante. Mais au Liban, tout peut arriver !

Premiers jours à Beyrouth

Chez Zico
Je sors de la maison, un mendiant m’offre une rose : j’y vois un heureux présage pour cette année sabbatique.
J’ai investi mon studio à 3 h du matin. Zico, le propriétaire du studio que j’ai loué à Beyrouth vient me chercher à l’aéroport. J’ai vu très vite émerger dans la foule des foulards et des raybanes, son visage de clown triste, un peu fatigué par toutes les guerres dans lesquelles il s’est investi.
Zico a hérité d’une maison familiale levantine dans le quartier de Hamra. Une façade jaune, des volets verts et des terrasses à chaque étage. Au rez de chaussée l’ex milicien a ouvert un bar alternatif et quelques pièces aux sièges de diverses association plutôt de gauche : j’ai vu qu’il y avait un bureau pour des élections démocratiques, ça risque d’être bien vivant à la fin du mois, lors des élections présidentielles.
Mon studio est situé au dernier étage, aussi fatigué que Zico : une gazinière sans gaz, une moquette élimée, des wc bouchés et une baignoire sans paroi, posée en face du lit sur la mezzanine, comme oubliée là. Le rêve absolu du mateur du petit matin.
Zico découpe sa vie en séquences de vingt ans : d’abord tu milites et tu te construits, ensuite tu dragues, tu vas voir à droit à gauche, puis tu te maries et tu fais un enfant… Après il sait pas bien Zico mais ne manque pas de signaler que je fais tout à l’envers.

Déjeuner au Chef
Le restaurant du Chef est une institution à Beyrouth. Populaire, il existe depuis les années cinquante. Une entreprise transmise de père en fils, aujourd’hui le gérant c’est Charbel. Dans le quartier de Gmayzé, en pleine boboisation, Le Chef est un îlot indémodable où l’on mange une cuisine de famille, franco orientale au coude à coude avec un ouvrier du coin, un archéologue allemand, un ancien présentateur de télévision…. Le resto de Charbel c’est Babel. En tablier blanc, le Chef lance les commandes à une volée de jeunes serveurs qui s’empressent de verser un jus d’orange frais et de présenter un ravier de navets vinaigrés. Je ne commande plus, Charbel connaît par cœur mon menu préféré. La première fois que j’y suis venu en 1998, je fus placée d’office en face d’un Français prénommé Didier. Charbel en a conclu que c’était un ami proche, voire intime et me demande désormais à chaque visite « comment il va monsieur Didier ? » J’ai beau lui répéter que je n’ai jamais revu ce Didier rencontré pour la première fois chez lui… il ne veut rien entendre. Lasse, je finis par lui répondre que monsieur Didier va bien mais qu’il est resté à Paris. Et de temps en temps je brode : « Ah monsieur Didier fait des affaires dans le Golfe ou Monsieur Didier est au chômage le pauvre »

Equiper le studio
Georges m’emmène au BHV/Monoprix de Beyrouth pour acheter quelques cintres, des prises, une armoire etc. Le BHV est un complexe tout neuf digne des plus grands malls américains. Dans le parking, chaque voiture est passée au filtre d’un détecteur de bombe. Les prix sont exorbitants même pour un Européen. Devant mon air dubitatif, Georges propose une alternative : la banlieue sud chiite où s’entassent quantités de petites baraques de menuisiers, électriciens, quincailliers. Partout dans le quartier est affiché le portrait de Nasrallah, le leader du Hezbollah. Quelques urnes de bienfaisance jaune et bleu en faveur des déshérités me sont familières. Je voyais les mêmes en Iran.

De l’amour au Liban
B a quitté M après six ans de vie commune et de militantisme en duo. Ça soude un couple de militer ensemble ? ou ça le mine ?
B est musulmane chiite et M chrétien maronite. Ils en ont parlé, se sont affrontés aux réticences des parents, ont fini par décider de se marier… avant de se séparer. Tout le monde traduit cette séparation au prisme du clivage communautaire. Il n’était pas de la même religion, ça ne pouvait pas marcher. CQFD. Or hier, devant un verre, B m’avoue que M la trompait et c’est pour ça qu’elle est partie. Ainsi naissent les rumeurs et se renforcent les préjugés confessionnels lorsque la grille de lecture dominante publique et privée est confessionnelle.

Toujours au registre des amours, B vient d’être témoin à un mariage. Ça lui a coûté 330 dollars, trois jours de disponibilité et pas mal de démarches administratives. Au Liban, on se marie devant son leader religieux, le mariage civil n’existe pas. Pour ceux qui veulent contourner ce problème (et notamment pour les couples mixtes), une solution : aller à Chypre où l’acte est enregistré par l’administration chypriote, transmise au ministère des affaires étrangères puis à l’ambassade du Liban et enfin à Beyrouth. B me raconte que dans la salle d’attente de la mairie de Larnaca elle a rencontré un couple d’Israélien (le Liban est toujours en guerre avec Israël et le dernier conflit de l’été 2006 a ravivé les plaies). En Israël non plus le mariage civil n’existe pas…
Il y a dix ans, le gouvernement libanais a tenté de réformer l’institution maritale mais les chefs religieux musulmans et chrétiens s’y sont très vite opposés.

« Ah ma cherrrrie, le marrrriage coûte une forrrrtune ici», s’exclame mon ami libanais Gabriel. Jésuite, installé en France pendant 18 ans, Gaby vient d’être envoyé en mission par le provincial dans la plaine de la Bekaa, en plein fief Hezbollah. Lui qui adorait l’opéra, le voici isolé dans les champs (pendant la guerre et même après, on cultivait le hashish qui finançait les achats d’armes, aujourd’hui, je ne sais pas, j’irai voir)
« Tu te rends compte, pour le cadeau de mariage, il faut dépenser minimum 100 dollars !!!!, se plaint Gaby, moi je m’en fiche, j’ai fait vœu de pauvreté alors je paie pas »
Il m’invite à venir le voir dans la Bekaa, on parlera d’opéras….