mardi 29 juillet 2008

Epilogue

C’est le moment des ruptures. Je quitte le Liban et mon amoureux en France s’éloigne. Impression douloureuse que tout me file entre les mains, comme un courant d’eau impossible à retenir.

P. m’a confié qu’il visiterait un jour son « rival », ce pays pour lequel je suis partie loin de lui. Comprendra-t-il ce que j’y ai trouvé, pourquoi je suis tombé en amour de ce petit bout de terre ballotté entre nostalgie d’un passé révolu et peur d’un destin tragique. Ai-je compris moi-même la mystérieuse alchimie du bonheur qui m’a habité au Liban ? On s’invente mille raisons pour justifier un coup de foudre : le sourire quotidien de l’épicier du coin, le mélange étrange de précarité et de permanence de la société libanaise, le goût insensé de la vie qui renaît après chaque guerre, la lumière sur la corniche, les multiples transgressions des règles, les regards appuyés des hommes sur les femmes et la douce amitié de ces femmes. Le cadre de l’année sabbatique sans contraintes autres que celle que je m’étais fixées m’a également permis de découvrir à mon rythme un autre monde, d’en saisir la langue, les codes, les usages et d’apprivoiser ma liberté. Propulsée sans passé, sans futur précis dans ce pays, je me suis réinventée. Pourtant une question reste posée : aurais-je aimé ce pays sans la présence là-bas en France d’un amoureux qui m’attendait ?

Pour le meilleur et pour le pire, j’ai conjugué ces deux passions pendant onze mois, un pays et un homme. « Tu veux tout », m’a-t-il dit. Peut-être. J’aime les facettes multiples de la vie.
Aujourd’hui, devant le mauvais café servi à l’aéroport international de Beyrouth, je doute et me sens en apesanteur. Vais-je me fracasser les ailes sur le mur de mes désillusions ou au contraire m’envoler vers un destin nouveau ?

lundi 28 juillet 2008

Absence

Au creux de ton absence
J’invente ta présence
Je t’emmène vers le ciel
Sur mes ailes d’hirondelle

On oubliera les guerres
Les nôtres et puis les leurs.
Hier encore j’avais si peur
Regarde la vague, mon cœur
C’est la caresse du bonheur

L’hiver est tristesse
L'été est promesse

jeudi 3 juillet 2008

La maison du bonheur ?

Il a les yeux couleurs miel, les cheveux mi-longs et légèrement ondulés. Une vraie gueule d’ange. Un ange mélancolique. Chacune de ses paroles est voilée d’une lassitude douloureuse. D’ailleurs, il parle peu. Architecte Matthieu a construit avec ses parents ce qui devrait être la maison du bonheur. Cachée dans le village de Ghazir, elle est le résultat d’années d’effort, d’imagination, de compétence. Le feuillage des cyprès fait oublier les murs lépreux du voisin, les bassins emplis de nénuphars sont habités par des grenouilles espiègles. Le sol est doux et frais aux pieds nus. Dans les souks de Damas et d’Alep, la famille a déniché de vieux coffres en bois, des lampes en cuivre ouvragé, des kilims turcs. La salle de bain ressemble à un hammam avec ses larges vasques de pierre et une lumière opalescente. Les chambres, couleur framboise écrasée, ont été adossées à des rochers dont les infractuosités affleurent près des lits. La maison respire la poésie à l’opposé de ces villas coûteuses et cossues qui abîment trop de villages libanais. Après la visite, on boit une zouhrat.
Matthieu bouge peu, boude Beyrouth, transporte sa mélancolie de la demeure familiale de Jounieh à cette villa irréelle, parfois il s’évade sur une plage privée à Tarbaja. Matthieu est l’homme qui évite (et lévite aussi un peu d’ailleurs) : le béton agressif, la bêtise de ses semblables, les excentricités et fautes de goût de ses clients, tout ce qui heurte sa sensibilité artistique exacerbée. Sa vie se recroqueville sur ces quelques territoires, bien à l’abri, constamment en quête d’un cocon protecteur. Sur le mode de la colère, mon amie journaliste Katia exprime cette même révolte contre la laideur du monde actuel. Je l’écoute renchérir aux propos de Matthieu. Tous les deux voyagent au Yémen, en Inde, en Asie du Sud Est à la recherche d’îlots vierges du bruit du monde. Je les écoute parler cette langue étrangère du regret, moi qui suis béate devant le spectacle d’une grue dans un paysage industrielle ou face à un enchevêtrement d’autoroutes.
J’ai l’impression que toute la beauté du monde ne suffirait pas à étancher la soif inextinguible de mes amis. Il s’agit donc de bien autre chose. Un paysage intérieur abîmé, en souffrance. Ils ont morflé ces deux là. La guerre, le décès d’un frère, la trahison d’un amant… Pour bâtir la vraie maison du bonheur, encore faut-il être soi-même heureux.

dimanche 29 juin 2008

C'est le jour du Seigneur

Dans un pays où la religion majoritaire bannit l’image, le foisonnement des portraits au Liban m’intrigue : le collier barbu de Nasrallah omniprésent dans la Dahye (banlieue sud chiite), le visage juvénile de feu Pierre Gémayel à l’entrée du tunnel près du Nahr Ibrahim, le double menton des Hariri père et fils sur les murs de Qoreitem, et la casquette militaire du nouveau Président au Nord, au Sud, à l’Est et à l’Ouest. Le visiteur de passage au Liban, même dépourvu de télévision, devient vite un expert capable de reconnaître les principaux acteurs de la vie politique et religieuse libanaise. Dès la route de l’aéroport et jusqu’à Tyr, d’autres visages se succèdent, accrochés aux lampadaires. Ce sont les martyrs des guerres contre Israël, représentés sur fonds coucher de soleil, avec bouquets de roses d’un côté et mitrailleuse de l’autre. Jeunes, ou rajeunis par photoshop, ils ont un regard presque joyeux. Six pieds sous terre, leur image leur survit, transmettant aux vivants l’impression mensongère que ce funeste destin reste la meilleure chose qui leur soit arrivée.

Depuis un mois, à Beyrouth et dans les régions chrétiennes, une nouvelle affiche a fleuri. Un vieillard à la longue barbe grise, sorte de Karl Marx anorexique. Il s’agit du père Jacques Haddad de Ghazir (1875-1954), prêtre de l’ordre des Frères mineurs, capucin, béatifié dimanche dernier, place des Martyrs. Devenu bienheureux, il a fait un pas de plus vers la canonisation et sera fêté le 26 juin. La reconnaissance de la sainteté par le Vatican est un long chemin aux étapes obligées que la biographie officielle du Père Jacques vient opportunément confirmer : Haddad fut, dès son plus jeune âge, « intelligent, travailleur, consciencieux ». A force de prière et de jeûnes, il convainquit son père de sa vocation à la prêtrise. Véritable « Bon Samaritain », il témoigna de sa foi par ses œuvres, créant des orphelinats, des écoles et l’ordre des Franciscaines de la Croix. Enfin, cerise sur le gâteau, ce presque saint est à l’origine d’une guérison miraculeuse. Le biographe Salim Rizkallah expose comme suit le long processus de vérification du miracle « En 1998, la guérison de Mme Mariam Kattan de Maghdouché, atteinte d'un cancer malin et incurable ouvrit la voie à la béatification. La commission médicale a constaté la guérison, en termes techniques, d'une "néoplastie primaire occulte (NPO) avec métastase au dessus de la clavicule droite avec carcinome épidermoidal légèrement différentiel à activité mitotique". En 2005, Mgr Paul Dahdah, vicaire apostolique des latins au Liban, institua un tribunal accrédité pour recevoir les dépositions des témoins, médecins et autres pour s'assurer canoniquement du caractère miraculeux de cette guérison. Le dossier complet fut ensuite envoyé à la Congrégation pour les causes des saints qui désigna deux médecins experts. Leur rapport qui s'avéra positif fut soumis à une commission médicale consultative qui approuva à l'unanimité le rapport des deux experts. Le 1er janvier 2007, une autre commission, constituée, cette fois, de consulteurs théologiques confirma que la guérison avait été obtenue grâce à l'intercession du P. Jacques. Le 20 octobre 2007, une nouvelle Commission composée de cardinaux et d'évêques approuva le fait, et c'est Benoît XVI qui, le 17 décembre 2007 a signé le décret relatif. » Les multiples filtres du Vatican semblent ainsi exclure toute imposture. Anticipant les conclusions de tous les experts, le biographe conclut dans sa notice, de façon prophétique, que Jacques Haddad était mort «en odeur de sainteté le 26 juin 1954. » Finalement, tout le travail de Rome consiste désormais à transformer cette odeur de sainteté du défunt Haddad, vraisemblablement trop évanescente en une date concrète et dûment labellisée sur le calendrier.

Je n’apprécie guère la plupart des formules sentencieuses et sulpiciennes de ce père Haddad qui me semblent profondément marquées par une époque célébrant à outrance le sens de la souffrance : « Le plaisir le plus grand est de dépasser le plaisir ; la croix la plus lourde est d'avoir peur de la croix. Au lieu de vous tordre le cœur, amarrez votre cœur à la croix. »
Ou encore « Souffre et prie. Nous souffrons en priant, et nous prions pour ceux qui ne savent pas comment souffrir. »
Pourtant d’autres pensées me touchent : « Imitez la source : elle ne dit pas à celui qui vient boire :'Dis-moi de quel pays tu viens et quelle est ta religion', mais plutôt : 'Tu as soif… bois donc ! », « La santé est une couronne sur les têtes des bien portants. Seuls les malades la voient », « La perfection de la création est l'homme. La perfection de l'homme est la raison. La perfection de la raison est l'amour. La perfection de l'amour est Dieu ».


Un homme d'Eglise me confiait : «Il y a davantage de religion que de spiritualité et de religieux que de croyants dans ce pays». Une chose est sûre, au Liban, les ordres sont multiples : moines antonins, baladites, de Kaslik, kréymites, soeurs de la Sainte Famille maronite, de Sainte Thérèse, religieux chouarites, salvatorien. Sans compter les ordres internationaux présents au Liban : jésuites , franciscains, dominicaines, capuccins, les soeurs de la Sainte Famille de Besançon, du Bon Pasteur, Petites soeurs .
« Les Libanais aiment que chaque ordre masculin possède son équivalent féminin, ajoute un ami jésuite. Alors comme il n’y avait pas de jésuitesses, ils ont fondé les sœurs du Saint-Cœur qui ont les mêmes fondamentaux que la Compagnie de Jésus» (Au début j’entendais les sœurs de Cinq heures et cherchais désespérément à quel événement de la vie du Christ cette cinquième heure pouvait faire référence !)

Enfin, pour en terminer avec ces congrégations aux noms désuets, je ne peux manquer de citer cet évêque de Jaboulé qui, au XIXe siècle isolé avec sa communauté au Nord de la Beqaa, eut la lumineuse, et très certainement divine idée, de créer un ordre de femmes pour lui tenir compagnie. Très inspiré, l’homme d’Eglise baptisa cette nouvelle congrégation : les sœurs de ND du Bon service.

Aujourd’hui c’est dimanche, j’entends les cloches de l’église arménienne sonner, bientôt ce seront celles des Latins à moins que je ne confonde avec celles des Melkites. Qu’importe, c’est le jour du Seigneur.

Verts de colère

Univers chlorophylle
Explosion végétale

Je dis bleu
Tu dis rouge
Je dis blanc
Tu dis noir

Notre amour lacéré par les griffes des ronces
Notre amour privé d’air étouffe sous le lierre

Les roses ont leurs épines
La haine comme un lichen
La mousse envahissante

J’ai aimé jadis ton iris jade
Je le vois olivâtre et deviens transparente

L’amour anis et juvénile s’enlise dans la vase
Glauque, englué dans les algues

Regarde, mon cœur, notre jardin saccagé
L’arbre à l’écorce gravée est mort hier
Je bois jusqu’à la lie une absinthe amère

C’est l’hiver en été.

mardi 24 juin 2008

A propos du hasard

Eluard a écrit : « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous ». Un proverbe arabe affirme « Le hasard est mieux qu’un rendez-vous ». Je suis d’accord avec le premier et je confirme le second. La preuve.

Mon histoire avec le Liban est en partie liée à un article sur les prisons que j’ai écris en 2001 pour le magazine d’Amnesty International. J’avais notamment observé à quel point le travail des associations venait combler l’absence abyssale de l’Etat. Je me souviens d’une réunion surréaliste dans l’enceinte de la prison de Roumieh au cours de laquelle un responsable des Forces de sécurité intérieures (les centres de détention relèvent du ministère de l’Intérieur au Liban) faisait sans vergogne son marché auprès des ONG, demandant aux unes des couvertures, aux autres des denrées alimentaires…

Cette année, je ne suis pas à Beyrouth pour les droits de l’homme, juste pour apprendre l’arabe.
Et pourtant, on n’échappe pas aux rendez-vous de la vie. Il y a un mois, au cours d’une conversation anodine avec la directrice de l’école de langue où je prends mes cours, j’apprends qu’elle vient de publier un livre sur ses cinq années passées à l’ombre entre 2001 et 2006. Je lis, je discute avec cette femme de cinquante ans, énergique, aux cheveux drus et aux yeux étranges, un peu exorbités, qui confèrent à son regard une intensité à laquelle il est difficile d’échapper.
« Je suis une survivante », confie-t-elle. Une rescapée à triple titre : de la guerre civile au cours de laquelle elle fut brièvement kidnappée et battue, de la drogue dans laquelle elle a plongé à 23 ans entraînée par son amoureux qui finira par se mettre une balle dans la tête et enfin d’un tête-à-tête impitoyable avec elle-même, dernière fille d'un couple franco-libanais qui aurait tellement désiré un garçon !
Vingt ans d’héroïne et vingt heures de travail par jour pour se la payer. C’est après sa troisième arrestation en trois ans que Joëlle, prof en fac à l’Université Saint-Joseph, se fait incarcérer pour consommation de drogue. Les deux premières fois, elle bénéficie de l’aide de sa famille et file en désintoxication avant de rechuter. La troisième fois, elle termine derrière les barreaux de Barbar Khazen. Elle qui n’a jamais eu de vraie copine vit désormais dans un univers exclusivement féminin.
Dans son livre, l’ex-prisonnière décrit ce microcosme pénitentiaire et ses règles, les rapports de force entre la directrice, les gardiennes, les prisonnières qui mouchardent, l’emprise que certaines détenues parviennent à avoir sur les autres grâce à l’argent, à quelques boites de conserve, à l’autorité naturelle, à la manipulation. Parler français c’est se rapprocher de l’une en excluant une autre, faire preuve de politesse c'est se distinguer mais il faut assumer, prendre des responsabilités c'est s'exposer aux jalousies.
La détention ne se réduit pas à une longue période d’attente. Joëlle travaille en cuisine, fabrique et vend des colliers, fait du tutorat pour une co-détenue, prie, se sèvre toute seule de la drogue, sans utiliser aucun produit de substitution. Un défi personnel qu’elle se lance un jour, une victoire lui permettant de regagner son estime d’elle-même et surtout un cadeau offert à sa fille.
Assez vite, elle prend conscience que Les murs ne font pas la prison, comme elle a joliment titré son ouvrage : « Ma liberté vient de l’intérieur, les murs de béton qui m’entourent ne l’empêchent pas. Je suis libre de ressentir l’émotion, libre d’aimer, libre de haïr, libre de réfléchir, d’imaginer… de croire, de choisir. Je n’ai jamais été si libre ».
Barbar Khazen ressemble à un théâtre, riche de personnages hauts en couleur que la narratrice décrit avec une grande finesse psychologique. Toutes ont des noms d’emprunt sauf les sœurs qui font penser à celles de Cendrillon. Sans prénom, elles resteront tout au long du récit « les sœurs », pas très tendres, pas très indulgentes, jalouses quand Joëlle tente avec brio la fameuse dictée de Pivot ! Les autres silhouettes nous deviennent vite familières : Samar la compagne de cellule de Joëlle qui la fait tourner bourrique, l’attire dans ses filets, la rejette, l’aime, la promiscuité et le manque de tendresse suscitant en effet des amours plus ou moins durables en prison. Hind, la « terroriste », rebelle et belliqueuse. Pierre, le fiancé de Samar à laquelle Joëlle prête sa plume et son inspiration amoureuse, telle un double féminin de Cyrano de Bergerac. Nadia Bejjani qui essaie d’aider les junkies à décrocher. Et toutes ces volontaires des ONG confessionnelles ou laïques.
Les informations sur la vie de la narratrice hors de la prison sont parcimonieuses, égrennées de ci de là comme les cailloux du Petit Poucet : un flash sur l’enfance à Achrafieh, un autre sur son boulot d'enseignante, une allusion à son ex-mari ou à sa fille. Et cela suffit. Avec lucidité, sans complaisance ni cynisme, Joëlle Giappesi a le don de la juste distance.
Ce témoignage d’une ex-détenue, ex-junkie, qui assume son homosexualité me parle à moi qui n’ai connu ni la prison, ni la drogue. Elle me convie à accepter comme elle mes propres contradictions sans essayer de les maquiller pour leur offrir une quelconque cohérence littéraire ou édifiante. Chacun s’y retrouve, avec ses forces et ses failles, ses instants de bravoure et ses moments de faiblesse, ses rires et ses chagrins, ses peurs et ses rêves. Et surtout le besoin impérieux et vital d’être aimé.

Pour acheter le livre sur Internet
http://www.antoineonline.com/Product.aspx?productID=142716

mardi 10 juin 2008

je randonne, tu randonnes, nous randonnons...



La porte a claqué. Un étrange silence envahit l’appartement. Ils sont tous partis. Les uns vers Paris, les autres vers Istanbul, certains vers New-York. Il est deux heures du matin. Je m’installe sur la terrasse pour repasser le film de ces dix derniers jours.

J-6 mois
Parcourir quelques tronçons du Lebanon Mountain Trail (LMT) avec un groupe d’amis. L’idée était née, en novembre dernier, au retour d’une randonnée en compagnie de mon professeur d’arabe.
Le LMT est un itinéraire de 400 km, reliant le Nord au Sud du Liban, en vingt-six étapes. Créé par Ecodit, une société américaine de conseil en environnement, et financé par Usaid (3,3 millions de dollars), ce circuit vient d’être achevé. Nous serions le premier groupe constitué à le parcourir. Un Américain a bien tenté de l’inaugurer en solo mais les combats de mai ont stoppé net son élan et il s’est carapaté à Chypre.
« Il ne s’agit pas simplement d’ouvrir un chemin de randonnée, nous avait expliqué un responsable, nous souhaitons redynamiser l’économie des 75 villages traversés ». Ainsi, à chaque étape, une liste de guides locaux à contacter est fournie [Est-ce pour inciter les marcheurs à faire appel à leur service que la signalisation du LMT est si discrète ?]
Pour le logement, Ecodit a sélectionné des familles aux revenus plutôt modestes. Outre l'aide financière visant à aménager leur maison, une formation à l’accueil leur est proposée, ce qui sonne à mes oreilles comme un pléonasme tant le Liban conjugue naturellement la convivialité. On loge donc souvent chez l’habitant, parfois dans un couvent ou même sous la tente. « Ce qui m’a plu dans le projet, me confie l’un des propriétaire de guesthouse, c’est l’idée que ce chemin relie le Nord au Sud au-delà des divisions communautaires et politiques de notre pays ».

J-une semaine
Après les violences de mai, nous translatons en catastrophe les tronçons du LMT prévus dans l’Akkar où des heurts ont éclaté vers une région plus calme et proche de Beyrouth, entre les villages de Tannourine et de Baskinta. L’une des participantes qui avait annulé son billet, le rachète plus cher. Personne n’annule. Bravo.

J-un jour
Je n’ai plus envie de partir. J’ai peur du groupe. Ils ne se connaissent pas. Mon prof et moi avons pioché dans nos réseaux d’amis respectifs : potes d’enfance, de boulot, de voyage. Notre équipe compte des Français, des Libanais, un Turc. Dans quelle galère me suis-je encore embarquée. J’aime les projets sur le papier mais confrontée à la réalité, je panique, c’est classique. Heureusement que mon prof assure. Pour étoffer la randonnée et donner un meilleur aperçu du Liban, nous avons également prévu des visites touristiques, une dégustation dans les caves du Clos St Thomas, une rencontre avec une coopérative de femmes druzes qui préparent le mouneh (bocaux de confitures, condiments, douceurs, eau de rose, de mures…). La partie sportive ne me m’effraie pas contrairement à l’imprévu relationnel.

Les Georges
Nos guides s’appellent presque tous Georges. G1 connaît le chemin mais pas la dynamique de groupe. G2 est replet comme Hardy, bavard comme une pie, G3, plutôt sec comme Laurel, est l’un des topographes du LMT. Il a emporté son GPS et un relevé précis du chemin tracé de sa main, ce qui n’empêche pas le groupe de se perdre au milieu des genévriers. G2 en profite pour me sensibiliser à la difficulté de replanter cet arbre : il faut que la graine soit avalée par un geai (les Japonais ont tenté le coup avec les dindons mais sans succès) qui ajoute une enzyme avant de la replanter par les voies naturelles. Sous les branches de genévrier ça sent le gin qui est effectivement fabriqué à partir de ces fameuses graines sorties du le trou de balles des geais. Tandis que j’écoute attentivement ces explications savantes, ça râle dans la troupe. La fatigue, la faim, le manque de repère, les cloques.

L’oiseau de nuit
L’un de nos guides s’appelle Rosny. Une allure de baroudeur, de fumeur de hashish, bref un noceur. Effectivement, Rosny fut fêtard, fréquentant la nuit les bars, le jour la faculté de Sciences-politiques. Tout au long des années 70, il voyagea, au sens propre et figuré. De son séjour à Paris, il conserve un argot désuet qu’il utilise souvent mal-à-propos. Et puis, en 1976, Rosny s’est posé à Aqoura, un village libanais - 150 habitants l’hiver, quelques milliers l'été - où vivait sa nourrice. Crise existentielle ? Il sourit pudique. Divorcé, père d’une fille de vingt ans, il protège aujourd’hui son indépendance, refusant de s’enliser dans les embrouilles de la politique locale « Aqoura compte 70 % d’aounistes, 30 % de pro-Forces libanaises, 17 églises et deux grandes familles qui n’ont pas le même accent, s’amuse-t-il lucide. Moi, si je n’achète pas de terre, je vis pépère ! » Il nous emmène marcher sur des crêtes d’où l’on aperçois les champs de pommes : « Jusqu’en 1950, les paysans du coin ne cultivaient que des lentilles, du blé, et des pois. Ils étaient pauvres comme Job. Et puis un jour, un Libanais du village a ramené des pommiers d’Amérique. Ce fut la clé de la prospérité ! Aujourd'hui, les paysans enrichis exportent leurs pommes en Europe et leurs enfants aux Etat-Unis ». Une fois apprivoisé, Rosny distille ses histoires. Lors d’une pause, face à une grotte, il nous raconte celle d’un villageaois, qui, à l’époque ottomane, avait tué un soldat turc. Poursuivi par un officier, ce paysan d’Aqoura se réfugia, armé, avec toute sa famille dans une cavité de la montagne. Les Turcs tentèrent en vain un assaut et finirent par installer un siège en espérant affamer les fuyards. Les provisions épuisées, le paysan eut l’idée de fabriquer des fromages avec le lait de sa femme qui venait d’accoucher. Futé, il fit parvenir quatre frometons de lait maternelle à l’officier ottoman qui, amusé ou touché ou découragé, décida de lever le siège.
On écoute l’ex-oiseau de nuit, en se gavant de cerises, tandis qu'un rapace tournoie au dessus de nos têtes. Rosny rigole en nous expliquant que c’est un "Nik al hawa" (traduction littérale : l’oiseau qui nique avec le vent)

La masseuse
Elle enduit ses mains d’huile d’arnica ou de baume du tigre, invite le marcheur à se détendre et commence à masser. Ses longs doigts agiles tournent autour des malléoles, s’attardent sur le gros orteil, titille le talon d’Achille. Elle nous apprend à respirer par le ventre et lit dans les pieds comme notre Turc lit dans le marc de café. Tout le monde y passe ou presque. C'est intimidant de se faire masser en collectivité même par une kiné professionnelle.

La chanteuse
C’est une fille du Nord de la France, grande, franche et fraîche, célibataire, certainement ex-jeannette ou guide, ancienne des Petits Frères des Pauvres et des Enfants du Liban. Mais derrière ce pédigree associatif impressionnant, on découvre un soir, après quelques araks bien tassés, une voix, une sensibilité. Son chant pur traverse la nuit et nous bouleverse. Son visage est concentré, sublimé.


J+1
La marche dévoile. Impossible de tricher. Les caractères exposés à la fatigue se révèlent comme une pellicule photographique. Il y a la médiatrice, la psychologue, l’efficace, le généreux, le doux rêveur, le soupe-au-lait, la sereine qui pourrait passer pour une timide, la tenace et même un jésuite un peu loufoque… Parfois ça fusionne, parfois ça clash. En tant que co-organisatrice je ressors de cette expérience essorée au sens que le voyageur-écrivain Nicolas Bouvier donne à ce terme : «on ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels

jeudi 29 mai 2008

Interlude dans le Kesrouan

Un gros rat se faufile entre les pierres massives des ruines de Fakra dans le Kesrouan. Une grande tour carrée datant de 355 de l’ère séleucide (43 ap. J.C), vouée au culte de l’empereur Claudius associé au dieu local Belgalassos. On s’attarde au sommet, quelques mèches de nuages s’accrochent au bleu violacé du ciel bientôt embrasé par le soleil couchant. Je suis dans un poème de Lamartine. Des nappes de brouillard remontent en spirale du fond de la vallée, enveloppent les rochers puis les pins parasoles et enfin les cimes. Je suis dans un tableau de Turner. Enrobée de brume rouge et or, le cœur saturé de nostalgie.

Scoop

Sarkozy débarque au Liban. Tout Beyrouth est au courant. A cette occasion, quelques privilégiés s’occupant de sa venue ont découvert une facette du nouveau président le la République libanaise. Sous ces airs de ptit père bonnard, le général Sleiman cache un intérêt certain pour la gente féminine.
Je tiens en effet de source informée qu’au cours de son entrevue de préparation avec l’ambassadeur de France, en préambule à toute autre question sur l’avenir des relations franco-libanaises, le président Michel Sleiman a demandé si Carla serait du voyage. Ben, non pas de bol, la première Dame de France concocte son prochain album, elle n’a pas le temps d’accompagner Nicolas ! Il parait qu’il était très déçu le général. J’imagine l’ex-mannequin déambulant sur la corniche sous le crépitement des flashes, en tournée dans la Dahyeh (QG du hezbollah), où elle ferait tourner la tête des barbus, en duo avec Feyrouz : la diva libanaise au timbre chaud et la minette française aux chuchotements inaudibles.
Allez, général, Nicolas a sagement préféré ne pas vous distraire de la lourde tâche qui vous incombe. Courage.

mardi 27 mai 2008

Jours d'allegresse

L’émir du Qatar a sifflé la fin de la récré et tout le monde est rentré dans le rang. Terminées les conneries ! Sur la route de l’aéroport, une affiche exprime la gratitude des Libanais envers le cheikh qatari Hamad ben Khalifa. La Banque Audi en profite aussi pour faire sa publicité et ressort les mêmes affiches représentant un soleil rayonnant qu’elle avait déjà utilisées pour célébrer la fin des 33 jours de guerre en 2006. Les institutions financières aiment recycler.

Difficile d’échapper à l’image omniprésente du général Sleimane, roide dans son uniforme et sous sa casquette pinochesque mais au look de bon père de famille un peu terne en tenue de civil. Dès le samedi, des calicots aux couleurs du Liban fleurissent tout le long de la route côtière qui mène de Beyrouth à Amchit, le village du futur Président. Chaque banderole félicite le général qui ne sera pourtant élu que le dimanche par 118 voix sur 127 ! J'assiste à ma première leçon de démocratie consensuelle à la libanaise.

Depuis une semaine, il règne à Beyrouth et surtout dans le Centre ville, une atmosphère d'allégresse, doux mélange de légèreté et de liesse populaire. On lâche des ballons blancs, on suçote une glace Haagen-Das sur la place de l’Etoile, un trouffion m’offre une fleur de gardénia. La fiesta continue lundi. Je n’arrive pas à distinguer les tirs des feux d’artifices des tirs de joie ni des tirs tout court sur la Corniche Mazraa où des accrochages entre le Courant du Futur et le Hezbollah font seize blessés. Chaque fois, le cœur fait boum. Ma décision est prise, je vais boycotter les belles bleus et les belles rouges du 14 juillet.
La fête se poursuit encore mardi puisque je réussis l'examen d'arabe me permettant de passer dans la classe supérieure. Je gratte tous les points dans l’exercice sur les formules de politesse. Un sans faute en toute modestie. Il faut dire que je les répète tous les soir avant de m’endormir à la place de la prière : Dieu y trouve son compte de toute façon ; que l’on mange, que l’on voyage, que l’on se couche, que l’on se réveille, que l'on b...., rares sont les occasions où l'on omet de convoquer le Très Haut : Allah Issalmak, Alla marak, Katter kheir Allah, Allah iwasselak bikheir, Inshallah betruh u btji bessalame.

jeudi 22 mai 2008

Amoureux à distance

La boite mail est vide.
Enfin pas tout à fait. J’ai reçu ce jour 25 messages, mais pas un signe de Lui.
Il est 18h34. En France, avec le décalage, c’est vrai qu’il est plus tôt, 17h34. Il doit faire ses courses à Auchan, peser ses tomates, choisir ses yaourts, le temps qu’il rentre, se gare, ok, je lui laisse un répit.
18h47, toujours rien. Le cœur se serre. Je relis un ancien message. C’est bon, il dit qu’il m’aime. Ce serait dingue qu’il change d’avis en vingt-quatre heures.
Quand même, 19h21, je me sens mal. Je me plonge dans L’Orient-le-Jour, relis trois fois cet article sur la baisse de popularité de Sarkozy mais je me fiche de Nicolas, je veux des nouvelles de P. Je pressens la nuit blanche, les heures qui s’égrènent, l’obscurité hostile.
Je suis crevée. J’ai pas sommeil.
Un épisode de Desperate Housewives, une plaque de chocolat, la télépathie. Salaud, il m’oublie !
6h du mat, épuisée, je m’endors sur l’ordinateur.
Le lendemain, j’ai la migraine et la bouche pâteuse. Un clic sur ma messagerie, un mail, c’est Lui à 6h05 : « ça va mon cœur ? Sans nouvelle de toi, je ne dors pas. Tu m’oublies l'hirondelle ? »

mercredi 21 mai 2008

Aujourd'hui le coeur est à la fête

Eh ben voilà ! Enfournez dans un avion toutes les parties en conflit, faites les rôtir sous le soleil de Doha, ajoutez une bonne dose d’exaspération de la population libanaise, décortiquez les problèmes essentiels, ôtez les politiciens de leur environnement milicien, faites-les marner dans leur jus et vous obtiendrez : une élection présidentielle prévue pour dimanche, la formation d’un gouvernement d’union nationale (16 ministres pour la majorité, 11 pour l’opposition et 3 nommés par le chef d’Etat libanais), l’adoption de la loi électorale de 1960, la levée de l’occupation du centre-ville qui durait depuis plus d’un an et l’engagement des uns et des autres à ne pas utiliser les armes pour résoudre leurs différends politiques.

Soixante-cinq morts et deux cents blessés, selon le bilan officiel, pour parvenir à cet accord sans compter les traces laissées par les combats récents qui se superposent et réactivent une mémoire de la guerre civile jamais apaisée car non encore dégoupillée. Seuls certains mouvements de la société civile tentent de faire émerger cette mémoire conflitcuelle en établissant les faits, en constituant des archives, en suscitant les témoignages… Mais, blanchis par l'amnistie générale de 1991, les chefs de guerre de l’époque n'ont pas lâché le pouvoir. Erigeant l'oubli comme politique, ces zaïms font tout pour verrouiller la boite de Pandore qui risquerait de leur péter à la figure.

Allez aujourd'hui, le cœur est à la fête, Beyrouth soupire de soulagement. Pourtant les cicatrices sont plus profondes que les quelques impacts de balles dessinant des étoiles dans certaines vitrines de Hamra.
Journaliste, Mona travaille dans un quotidien d’opposition. Coquette et chiite, elle est fidèle au même magasin de fringues dont la patronne est sunnite. Cette « identité » communautaire n'a jamais empêché ni la première d’acheter ni la seconde de vendre ni les deux de papoter amicalement. Mais cette semaine, quand ma copine rentre dans le magasin, à son « marhaba » répond un silence glacial. La patronne lui jette : « nous allons vous traquer jusque dans vos maisons, vous et vos amis du Hezbollah. Et nous vous tuerons ».
Vocabulaire de la colère, mots exutoires certes, mais chargés d’une telle violence !

Allez, aujourd’hui, le cœur est à la fête, Sirène nous annonce un bébé pour janvier. Si les tentes du centre-ville sont démontées, si les restaurants branchés qui ont fermé à cause de l'occupation de l'opposition depuis 2006 ouvrent leur porte, on ira place de l'Etoile porter un toast à la paix, à la reprise économique et au futur rejeton de Sirène et Bassem.

samedi 17 mai 2008

De la vie, de la mort

« Mabrouk ! Ils se sont mis d’accord, vont rouvrir l’aéroport, peut-être élire un président et même débloquer le centre-ville ». Une rafale de bonnes nouvelles annoncées par la voix douce, grave et un peu traînante d’Iskandar. « Allez, on va fêter ça ! » Mon ami arrose la paix comme il arrosait la guerre hier, avec dérision et une infinie mélancolie.

Sur la route de l’aéroport, des militants du mouvement Khalas (arrétez) brandissent des pancartes à l'intention des politiciens libanais partis régler leur compte à Qatar : « Si vous ne vous mettez pas d’accord, ne rentrez pas !»
Les diplomates qataris ont réussi à réunir les freres ennemis en quelques jours, exploit que ni les efforts de l’émissaire de la Ligue arabe, ni notre Kouchner national n’était parvenu à relever. Ce nœud politique, apparemment si complexe, va-t-il se dénouer d'un coup comme celui du magicien qu'un souffle fait disparaitre ?

Dehors dans la rue, un jeune Palestinien m’offre une bougie à allumer à l’occasion des soixante ans de la Nakbah (la catastrophe). La naissance de l’Etat hébreux en 1948 commémorée dans la liesse chez les Israéliens est jour de tristesse pour les Palestiniens. Le vent éteint trop vite les fragiles flammèches qu’une poignée de militants tentent d’allumer au coin de la rue Jeanne d’Arc et de la rue Hamra.


La paix, la guerre la vie et la mort en concentré pendant une semaine.
Les grands et petits drames : les enfants de mon prof d'arabe, Camille (8 ans) et Cyril (12 ans), font aussi leur deuil. Ils ont perdu le poisson rouge offert à un anniversaire par un copain. L’animal a-t-il succombé au stress ambiant, au bruit des tirs d’armes automatiques ? « Hum, je crois plutôt que c’est une indigestion qui l’a fait clamser », confie le père. Un moment, ému par les hurlements du cadet, il a pensé subtiliser le poisson pour l’échanger vite-fait contre un jumeau en invoquant une prétendue résurrection. « Mais la mort fait partie de la vie et les enfants doivent un jour où l’autre y être confrontés, surtout ici ». Le paternel a donc juste proposé le rachat d’un cétacé. Avec son goût pour les démonstrations théâtrales et les paroles définitives, Camille proclame solennellement : « Jamais je n'aurai d’autre animal, celui-là est irrrrrremplaçable. » Cyril, davantage porté à l’intériorité, soupire : « C’est notre premier décès en direct. Grand-Mère, ca compte pas, c’était en France ».

Dehors, des klaxons annoncent la reprise de la vie normale à Beyrouth. Comme les embouteillages, je les accueille avec reconnaissance et soulagement.

jeudi 15 mai 2008

Bach, Régina, Ali, Leïla et Chopin

Depuis une semaine, j’écoute Bach tous les matins. Bach contre ce mail morbide de mon club de randonnée qui annonce le décès de marcheurs pendant les événements. Bach contre la mort de deux voisins de Nicolas à Ras el-Nabeh. Bach contre la tentation de se terrer pour mater des DVD. Bach contre la mélancolie.
Pendant les tirs, c’était la panique, aujourd’hui, la tristesse.
Surtout ne pas se laisser envahir par la peur et l’oisiveté.

Régina Sneifer vit dans la banlieue parisienne mais se trouve coincée par les événements à Beyrouth. Elle m’invite à déjeuner au Chase, place Sassine. Toujours élégante dans son corsage violet, avec ses lunettes de soleil légèrement fumées, cette femme a de la classe. Régina a publié un livre intitulé J’ai déposé les armes qu’il faut lire. Une brèche dans le mur du silence entourant la guerre civile de 1975-90. Elle y reconnaît avec courage sa part de responsabilité dans ce conflit qui déchira le pays du Cèdre.
Née en 1962, à Hadath, un village au Sud de Beyrouth, elle évolue dans un environnement exclusivement maronite, « jusqu’à 13 ans, je vis à l’école un ennui docile qui paralyse ma pensée sans que j’en ai conscience », écrit-elle. Elle ignore tout de l’autre Liban, celui des sunnites, des chiites, des druzes. Parfois, elle entend que les réfugiés palestiniens, au nombre de 400 000, ne rêvent que de jeter les maronites à la mer… Rumeurs, peurs, désinformations, méconnaissance bercent cette enfance malgré un climat familial chaleureux, un père surtout magnifique et généreux. Et puis, le 13 avril 1975, la guerre civile éclate. Les milices se forment. La famille Sneifer se réfugie en montagne, repliée dans des abris de fortune, grenier peuplé de souris effrayante pour la petite fille ou cave infestée de cafards.
Pour se rendre utile, rester « vivante », elle propose ses services, ramasse les ordures, distribue le pain. En 1980, à 17 ans, elle franchit encore un pas en s’engageant dans la milice chrétienne de Béchir Gemayel. Elle pense ainsi défendre sa famille, sa patrie, sa foi et passe des transmissions à un réel entraînement militaire. A la mort de Béchir, elle suit un autre chef, Samir Geagea mais se sent vite mal à l’aise. Lorsque les factions chrétiennes se déchirent, la jeune milicienne commence à douter. Quel est le sens de son combat ? Vaut-il tous les carnages, la mort de ses amis proches ? Des camarades de combat sont victimes de purges internes liés aux combats fratricides entre Hobeika et Geagea. La jeune femme les visite en prison, les découvre torturés. Le doute se transforme en sentiment d'horreur. Un jour de 1986, elle apprend que des prisonniers, dont son ami Loubnane, ont été noyés, sur ordre de Samir Geagea. C’est la rupture. Régina quitte le Liban, tente de survivre puis de vivre en France, loin de la guerre et de ses souvenirs.
Vingt ans plus tard, on lui apprend que la mère de Loubnane est décédée d’un cancer au village. Cette vieille femme est morte dans l’ignorance du sort de son fils « disparu » alors que Régina, elle, savait qu’il avait été « balancé avec un poids à la mer ». Elle détenait une information qui aurait pu permettre à cette femme de faire son deuil, de trouver une certaine paix. Cette prise de conscience la décide à sortir du silence. Régina Sneifer commence à écrire son témoignage. Et c'est bouleversant.
En picorant nos salades, nous évoquons la situation actuelle qui risque de faire replonger le Liban dans cette guerre dont elle vient de m’exposer toute l’absurdité. La donne est bien différente (aujourd'hui les clivages ne sont plus entre chrétiens et musulmans et la réalité palestinienne n'est pas sur le devant de la scène), en revanche, la concentration des problèmatiques locales, régionales et internationales reste une constante.

Pour le café, je retrouve Ali Atassi, un journaliste syrien rencontré au hasard de mes pérégrinations moyen-orientales. Fils d’un homme politique qui a croupi dans les geôles d’Hafez El Assad pendant des années, Ali a longtemps conservé une admiration mêlé de ressentiment à l’égard de son père qui, sitôt libéré est mort d’une leucémie.. C’est en tournant une vidéo avec, et sur, Riad al-Turk, le plus vieux prisonnier syrien, qu’il s’est guéri de ses fantômes. Face à l’ex-détenu, le journaliste a posé toutes les questions qui le travaillaient depuis tant d’années. Un militant politique peut-il sacrifier sa famille à sa Cause et priver la chair de sa chair d’une présence ? Le film de ce dialogue est presque insoutenable de sincérité. Ali ne fait jamais dans la dentelle : il aime provoquer, dit ce qu’il pense et sort une vanne qui touche dans le mille. Désormais père d’un petit Nour, ce Syrien francophone vit dans Hamra et collabore à la rubrique littéraire d’Al Nahar.
Il me lance :
« Alors, tu as déménagé de ton piège à rat ? »
« Ben non, j’habite toujours chez Zico, mais ne t’inquiète pas, il y a un blindé devant chez moi ! »
« Génial, autant te protéger avec une petite cuillère
. »


A l'heure du thé, j'ai rendez-vous avec Leïla qui a lancé une discussion sur les violences de ces derniers jours dans sa classe de terminale. « Je veux qu’ils exorcisent cette expérience traumatisante.» Elle ne s’éloigne pas beaucoup du programme officiel qui demande d’évoquer les moyens de propagande des totalitarismes. Ici, pendant les combats, entre les nouvelles diffusées par la télévision du Hezbollah et celle du Courant du Futur, comment disposer d’informations fiables. Mercredi, la chaîne du parti chiite Al Manar a transmis une vidéo montrant des tortures horribles commises dans la ville de Halba (Akkar) par des pro-Hariri sur des militants du Parti Socialiste National Syrien. Huit seraient morts, deux se seraient réfugiés à l’hôpital. La vidéo aurait été tournée à l’aide d’un téléphone portable. Vrai ou faux ? Un journaliste de l’Associated Press me confirme les faits mais non la responsabilité du Courant du Futur.

Depuis une semaine, tous les soirs, je m’endors avec Chopin.

mercredi 14 mai 2008

Tous ces fous mangent du vent

La vie reprend, convalescente.
Chacun pose doctement son pronostique. Zico estime que le gouvernement a titillé le Hezbollah pour le faire sortir de son trou et le pousser à se compromettre en tirant sur des Libanais alors que ce parti avait promis de ne jamais retourner les armes contre son propre peuple, réservant son feu à l’ennemi israélien. Pour mon propriétaire, ex-milicien communiste pendant la guerre civile et souvent assez bon analyste, le Hezbollah a donc vaincu militairement mais perdu en légitimité. «Ensuite, dimanche, en s’attaquant à la montagne druze et à Walid Joumblatt, le parti de Dieu a voulu élargir le glacis protecteur de la Dahye dans la banlieue sud », affirme Zico qui prophétise des négociations rapides puisque toutes les cartes sont sur la table.
Pour Michel, le silence étonnant des Etats-Unis, qui ne manquent jamais l’occasion de lancer des diatribes anti-Hezbollah, fait penser à un deal américano-iranien. Certains l’ont compris et en tirent les conséquences en rendant les armes comme Joumblatt, certains l’ont compris et hésitent comme Hariri et d’autres l’ont compris mais veulent résister à l’instar de Geagea. Si ce dernier s’entête, alors on aura un deuxième round.
Mohammed, un homme en chaise roulante que l’on croise souvent à Hamra me confie, poète, « tous ces fous mangent le vent ».
Quant au chauffeur de taxi, il peste contre les sacs de sables et les barbelés qui font ressembler la conduite à un gymcana.

Partir ou rester. L’aéroport est toujours fermé. Les motivés passent en Syrie par la route du Hermel. Mon amie Hala, engagée par l’Onu pour travailler au Kosovo, a tenté sa chance dès samedi. Elle doit être en France aujourd’hui. Mais les listes d’attente sont longues pour partir de Damas. Charles ira plus loin, en Australie où il compte monter un restaurant gastronomique...chinois. Moi je reste. Le Liban m’a tant donné depuis neuf mois que je ne veux pas quitter le navire en ce moment. Comment le faire comprendre à ceux que j’aime en France.

Chaque soir, avec Leïla, nous faisons le point sur la journée au Baromètre, un bar ou l'on ecoute les chansons de Souad Massi, Marcel Khalifé, Ziad Rabbani et qui sert le meilleur Fattouche de Beyrouth. Je reçois un texto d’une amie journaliste. « Attention, le quartier se tend. Ne rentre pas seule ». Un client du bar, milicien du Parti Socialiste National Syrien se propose de nous ramener. En face de la maison, un blindé tient la garde. Je devrais être rassurée mais vu passivité de l’Armée jeudi dernier je le suis à demi.

lundi 12 mai 2008

La première communion

Malgré les événements, la Première communion de Camille est maintenue, à l’Eglise St Antoine de Padoue, dans le quartier de Sin El Fil. Un taxi m’extorque le double d’une course normale pour traverser la ligne de démarcation entre l’Est et l’Ouest.
Dans ce Beyrouth chrétien et francophone flotte un air de France des années 60. On s’appelle Charles, Rosette, Jocelyne, Thérèse. On fait reprendre son tailleur chez le « stoppeur ». Les communiants sont en aubes et les communiantes portent des couronnes de fleurs. Dans cette église moderne et claire, je me recueille, prenant soudain conscience qu’au cours de cette nuit terrible du 8 mai, pas un moment je n’ai pensé à Dieu. Il est si loin, ou plutôt, je suis encore si loin de lui…

Depuis quelques temps, l’Eglise libanaise a « confisqué » l’organisation des communions aux écoles afin qu’elles se fassent dans les paroisses. Les mauvaises langues diront qu’elle récupère ainsi un marché lucratif. A l’offertoire, après le pain et le vin, le prêtre présente une corbeille de fleurs et un drapeau libanais. Ce geste aurait heurté ma sensibilité laïque ailleurs. Mais dans ce Liban au bord de la guerre civile, où l’Etat se cherche, la réaffirmation par les croyants de leur attachement à la nation me semble un geste symbolique pertinent. D’autant qu’il s’accompagne de prières pour la paix.

Nous allons déjeuner dans un restaurant immense et impersonnel. La moitié des convives invités sont présents, ceux de la Bekaa n’ont pu descendre car la route est bloquée. Assise face à un journaliste de la Voix du Liban - radio plutôt proche du gouvernement - j’en profite pour me faire préciser la composition de l’Armée dont l’attitude pendant les derniers événements fut pour le moins ambiguë. « Parmi les officiers tu as 40% de chrétiens. Les 60% de musulmans se répartissent à égalité entre chiites et sunnites. Parmi les soldats, on compte 40% de chiites. C’est pourquoi, l’armée s’est montrée neutre voire complaisante face au coup d’Etat du principal parti chiite », m’explique F. Pour détendre l’atmosphère on évoque aussi ce DJ qui sévit l’après midi sur Radio Liban et dont les propos décousus me font souvent penser qu’il a du s’enfiler quelques joints avant de prendre le micro.

Camille a reçu beaucoup médailles du christ et de la vierge. Je lui ai offert Le petit Nicolas de Goscinny. Je vois qu’il a délaissé la Bible illustrée et autres livres édifiants pour se plonger dans mon bouquin. Il se marre comme moi à son âge.

Dans toutes les fêtes de ce genre, on mange beaucoup et on boit trop. Peut-être plus encore aujourd’hui, dans ce présent précaire. Chacun yeute discrètement l’écran de télévision au coin du restaurant pour suivre l’actualité : combats dans le Nord à Tripoli, à Aley, dans le Chouf entre les partisans de Joumblatt et ceux de son rival Arslan associé à l’opposition… A Beyrouth on respire mais ailleurs on a peur.

dimanche 11 mai 2008

samedi precaire

J’ai profité d’une accalmie vendredi pour filer chez Leïla. Un militaire me conseille de faire fissa. Je marche, je cours, je vole… Le gardien d’une banque qui me voit tous les matins demande si tout va bien. « Oui, oui… ». Les rues sont tenues par le Hezbollah. Les bennes à ordures débordent, des bris de verre jonchent le sol.
Le 10 mai, L’Orient-le-Jour titre sur Une victoire à la Pyrrhus du Hezbollah. Pro-gouvernemental, le journal n’admet pas la défaite de son camp. Le parti de Nasrallah a démontré sa force et sa supériorité militaire. L’armée est restée passive, voire, complice à Beyrouth Ouest. Cependant le Hezbollah n’a-t-il pas commis une erreur en s’attaquant aux organes de presse ?

Après un petit déjeuner gargantuesque, on se défoule au sport puis je vais visionner un DVD et boire du vin chez Iskandar. La tension actuelle fait remonter les souvenirs de la guerre civile. Sirène me raconte qu’elle et son mari ont dormi dans le corridor comme dans les années 80. Iskandar qui a des origines palestiniennes évoque son enlèvement par les Forces libanaises il y a vingt ans. Toute la journée, les informations maintiennent le suspense : on a tiré sur le cortège funéraire de militants pro-Hariri, le Premier ministre Siniora prétend qu’il ne cèdera pas aux demandes du Hezbollah avant de faire volte-face. Les revendications de l’opposition sont acceptées. Les miliciens se retirent du quartier et les blindés de l’armée prennent leur place.
Le soir, je vomis toutes mes tripes : excès d’alcool et de stress. Dimanche, j’irai à la Première communion de Camille.

vendredi 9 mai 2008

cette nuit-la

Je traverse l’ancienne ligne de démarcation entre l’Est et l’Ouest de Beyrouth à 16h. Le taxi ne peut pas passer. Près de la rue Monnot, une odeur de caoutchouc brûlé, des poubelles renversées qui brûlent, des militaires qui patrouillent avec des gilets pare-balles. Je voulais justement éviter de me retrouver là, à cette heure là. Celle de l’intervention radiodiffusée de Nasrallah, le leader du Hezbollah. Tout le monde l’attend. Va-t-il mettre de l’huile sur le feu ou calmer ses troupes. Peut-il appeler à l’apaisement sans perdre la face ?
D’un côté, le gouvernement qui pousse le Hezbollah dans ses retranchements, l’accusant de contrôler les pistes de l’aéroport et d’installer un réseau de télécommunication illégal. De l’autre, ce « parti de Dieu » qui considère le limogeage de l’un des « siens », le chef de la sécurité de l’aéroport Wafic Choucair, comme une déclaration de guerre. Le Hezbollah exige l’annulation de cette mise à pied ainsi que le gel de l’enquête concernant le réseau de télécommunication. C'est le bras de fer, aggravé par l’envie d’en découdre qui couve depuis longtemps.

Une voiture finit par me prendre en stop et nous passons par la Corniche. Arrivée chez moi, j’entends les tirs d’armes automatiques. Leïla me dit de ne pas rester seule mais je n’ose plus sortir. Iskandar m’invite à boire avec ses amis poètes jusqu’au début de la guerre. Bérangère me donne des conseils de sécurité : ne pas me mettre devant les fenêtres, préparer un paquet avec quelques affaires, surtout ne pas bouger. Je sursaute lorsqu’un chat se glisse dans l’appartement. C’est toujours celui qui y est qui est le moins bien informé. Sur RFI passe une émission culturelle, Pierre Arditi pérore sur le théâtre. Moi, je voudrais savoir si c’est la guerre ou pas.

18h je craque. Les tirs sont tout près. Mais je sors et j’appelle mon amoureux d’une cabine téléphonique. Sa voix est lointaine… Je rentre. J’ai peur. Je pleure. Chaque balle me terrorise. Tout mon corps se cabre, je n’arrive pas à maîtriser ce sentiment de panique comme une souris prise au piège. La nuit sera longue.
A 3h heures, le bruit des roquettes se mêle à celui d’un orage. Si ça pouvait calmer les hommes d’armes. 5h je m’endors enfin. Le lendemain, j’essaie de comprendre la situation locale : devant chez moi, c’est l’armée, juste derrière, les miliciens du Hezbollah. Ils sont une dizaine, entre 20 et 30 ans. Des foulards verts, les armes à l’épaule, deux ou trois sont cagoulés. Ils ressemblent à des rambos orientaux. Le « chef » m’offre un café : « tu travailles à Future TV ? (la télévision proche du Courant du Futur qu’ils ont prise dans le nuit). Je me recrie : « Non, non ! ». Ils blaguent en critiquant Sarkozy, et vérifient que « j’aime bien » le Sayyed Nasrallah… Merci pour le café. Au pas de course, je pars en quête de pain et de cartes téléphoniques. Dans mon frigo il ne reste que du yaourt.
Le téléphone sonne sans cesse : les parents qui s’inquiètent, un ami journaliste en France, des potes libanais solidaires et surtout mon amoureux avec son côté bourru et tendre. Toute la nuit je me suis accrochée à ses textos, je les ai relus jusqu’à les connaître par cœur, à l’instar de talismans protecteurs, une main agrippée à mon téléphone portable, seul lien avec l’extérieur. Cet homme que je ne connaissais pas il y a un an est devenue la personne la plus importante de ma vie, je m’en rends compte cette nuit.
Jamais je n’ai attendu le matin avec autant d’impatience comme si le soleil allait dégager le conflit. Leïla a reçu un coup de téléphone de son ex. Le danger rapproche ceux qui s’aiment ou se sont aimés…

mercredi 7 mai 2008

Ville morte

Beyrouth est déserte. Une ville morte comme dans ces westerns américains où les cow-boys, armes au poing attendent l’attaque imminente des bandits. Drôle de contraste avec l’atmosphère primesautière qui régnait ces derniers jours, la floraison des gardénias et les janacondas qui forment des charmilles bleutées au dessus de la chaussée. C’est la grève générale. Des manifestations contre l’envolée des prix étaient prévues à l’appel de la Confédération générale des travailleurs du Liban (principale organisation syndicale du pays). Dès 7h30, elles ont été suspendues suite à l’explosion d’une grenade à Korniche el Mazraa. L’armée est déployée, la route vers l'aéroport bloquée, on entend des coups de feu près de l’Université libanaise, des affrontements seraient survenus entre Amal et le Courant du Futur…
Au coin de ma rue, deux gros chars bleus ont pris place et les Forces de sécurités intérieurs viennent chercher des sandwiches chez mes voisins épiciers, l’un des rares magasins restés ouverts aujourd’hui.

lundi 5 mai 2008

Dimanche soir à Beyrouth

Le ciel est laiteux, légèrement rosé. Sur la corniche bondée, le MP3 vissé sur dans les oreilles, les joggeurs trottinent, profitant de la fraîcheur du soir. Certains superposent pulls et anorak pour suer davantage et perdre du poids. Ils font penser à des bibendums.
Quelques touristes s’extasient devant les flots méditerranéens tandis que les mateurs, adossés à la rambarde, fixent leurs regards sur d’autres ondulations. Elles font les pépettes à cette heure-là les Libanaise, hauts talons, jeans hyper serrés, lunettes de soleil gucci.
On grignote du maïs bouilli, on suçote une glace, on fume un narghilé. Le marchand de café ambulant fait tinter l’une contre l’autres ses petites tasses en porcelaine. C’est tentant.
Les "nurses" sri-lankaises ou éthiopiennes courent après les gamins qui zigzaguent entre les flaneurs.
En contrebas, de vieux beaux se font bronzer et quatre papis jouent aux cartes.
Un jeune homme et sa belle se racontent leurs rêves assis sur un rocher. D’autres amoureux plus âgés devisent en buvant un café. A l’abri des regards, planqués dans les voitures, les couples illégitimes se bécotent. C’est dimanche soir à Beyrouth.

dimanche 4 mai 2008

printemps culturel

Depuis quelques semaines, malgré l’assassinat à Zahlé de deux membres du parti Kataëb, malgré la polémique autour d’un réseau téléphonique illégal entretenu par le Hezbollah de Tyr au Mont-Hermel, malgré l’approche d’une nouvelle session du Parlement, le 13 mai, pour élire le président de la République, mes amis ne me parle plus de politique ! Place à la culture. Or ce printemps est riche en événements artistiques. Les Libanais sortent à nouveau d’autant que les prix des places pour ces spectacles sont tout à fait raisonnables : entre 5 et 10 euros.

Iskandar Habache, le critique littéraire du quotidien Al Safir a qualifié ce concert d’historique dans son éditorial. Le chanteur azéri Alim Qasimov se produisait avec sa fille, un joueur de tar (luth) et un autre de Kamanche (vièle). Le répertoire de Qasimov, d’origine paysanne, s’inspire de la tradition populaire et rurale. Il perpétue et renouvelle le mugham, cette poésie musicale qui mêle l’épique au spirituel en Asie Centrale et au Moyen Orient.
Assis sur de gros coussins colorés, les artistes s’accordent. Une courte introduction musicale, puis la main de Qasimov caresse son Daf (tambour) et la voix s’élève. Rauque, en spirale, elle semble sculpter le silence, occuper l’espace de la scène puis embrasser la salle toute entière. Un duo avec sa fille Fargana évoque les amours de Majnoun et Leila. Le chant est pathétique, désespéré, intense. Et pourtant, ma pensée s’évade. Je ne sais ce qui se passe dans la tête des autres spectateurs mais, en concert, chaque fois, mon esprit s’envole sur les volutes des notes vers des souvenirs, des ailleurs… Je suis loin, si loin... Et puis soudain, la lumière blafarde, le tonnerre des applaudissement, on se sens projeté, comme une boule de flipper, hors de cette magie musicale et mystique.

Le Festival de danse contemporaine s’achève. Dans l’ensemble, je reste frappé par la violence des chorégraphies présentées. Gestes saccadés, musiques souvent hachées, corps qui se heurtent. Peu de sensualité, d’harmonie ou de douceur. Peut-être les spectacles sont-ils le reflet de notre monde actuel ?

Au Théâtre Medina, le travail de la compagnie allemande Folkwang Tanzstudio, codirigée par Pina Bausch et Henrietta Horn, m’a éblouit. En particulier, Auftaucher qui met en scène cinq danseurs et cinq danseuses pour de multiples variations autour du couple, Attraction, répulsion, jalousie, impulsion, joie…
Au Théâtre Tournesol, une Libanaise réinvente le flamenco. Sur une bande sonore répercutant un bombardement et des tirs d’armes automatiques, elle danse seule sur la scène, éclairée par une lumière tamisée. Son corps est plein de colère retenue. Ses bras parfois se tendent brutalement comme si elle plantait une épée dans le dos d’un ennemi invisible. Elle piétine le sol avec rage. Elle danse la guerre...
Au Théâtre Monot, la musique pulse, sourde. Les danseurs de hip-hop évoluent à un centimètre au-dessus du sol. Parfois, ils dansent sur les silences et c’est encore plus beau. Le spectateur assis devant moi gêne ma vision. Il tourne la tête à droite, s’incline ensuite à gauche, puis à droite, à gauche. Le type devant lui gigote de façon asymétrique, à gauche, à droite, à gauche, à droite, comme les branches d’un essuie-glace. Moi-même, je me penche alternativement et inversement, à droite, à gauche. Et c’est toute la colonne des sièges situés dans le rang F du théâtre Monot qui oscillent en rythme, à droite, à gauche, droite, gauche.

mardi 22 avril 2008

Maternités

Quatre de mes amies sont enceintes. L’une d’elle vient d’accoucher d’un garçon qu’elle ne gardera pas : elle est mère-porteuse pour sa cousine qui ne pouvait enfanter suite à un cancer de l’utérus. Avec les autres « ventres ronds » et leurs compagnons, nous allons barboter près de Amchit. Une maison bleue, une table dressée au bord de l’eau, de la musique cubaine et du bar grillé. Les hommes et moi trinquons à l’arak, les femmes qui « attendent » sont au Perrier.

Comme partout dans le monde lorsqu’un heureux événement se prépare, la conversation roule sur les prénoms : « Ma première je l’ai appelée Aya ce qui signifie à la fois le verset et la
pureté. On dit par exemple une vie pure, une beauté pure…
» [« ou du canabis pur ! Surtout si tu es de la Beqaa », glisse un impertinent]. Imperturbable la maman poursuit : « Bon, le problème c’est que Aya est un prénom surtout adopté par les musulmans alors que mon mari est maronite ». « Moi j’ai appelé mon fils Noureddine comme mon père mais les gens raccourcissent et disent Nour (la lumière) qui est un prénom féminin. » « Dans ce foutu pays, je veux être utopique et mon second s’appelera Salam (la paix) », affirme rebelle Lina.

J’aime ces prénoms arabe qui arborent explicitement leur sens : Karim (le généreux), Darine (qui a deux maisons : la terre et le paradis), Rim (la gazelle), Ali (noble), Chaker (celui qui remercie), Rafik (le compagnon de route), Tarek (le voyageur), Farrah (la joie), Feyrouz (la Turquoise), Amal (l’espoir), Bachir (l’annonce de bonnes nouvelles), Chirine (la douce)…
Joumana (joyau), Amin (le constant), Dounia (la terre entière)…

Une petite brune écoute ces propos, l’air un peu triste. Comme moi, elle n’appartient pas au club des futures maman et me chuchote : « c’est dur pour moi d’entendre ça, j’ai avorté l’an dernier. » Au Liban l’IVG est prohibé sauf si la grossesse présente un risque médical pour la mère. Mais comme dans tous les pays, on s’arrange toujours moyennant finances. La petite brune sort de sa torpeur mélancolique. A présent elle est en pétard contre le Liban. «Je vais quitter mon pays et en trouver un autre sans chrétiens ni musulmans, avec que des…boudhiste ! », lance-t-elle. Elle ne comprend pas pourquoi une Libanaise ne peut transmettre sa nationalité parce qu’elle est femme. Elle ne comprend pas pourquoi on s’étonne qu’elle soit sexy tout en étant de Nabathiye et qui plus est chiite. Elle ne comprend pas pourquoi on s’intéresse d’abord à sa confession plutôt qu’à sa personne. Elle comprend trop bien pourquoi les responsables religieux ont refusé l’instauration du mariage civil qui les aurait privé de substantiels revenus tant il est vrai que, pour n’importe quelle démarche auprès d’un évêque ou d’un cheikh (baptême, mariage, annulation de mariage, changement de religion…), il faut d’abord verser son écôt.
Sa colère a jeté un froid. On pique tous une tête dans la mer turquoise. Les ventres ronds flottent. Moi je reste pensive.

Désir recomposé

« Désir : qui, sauf les prêtres voudrait appeler ça manque ? », « Nous parlons de quelque chose à la fois réel et imaginaire », « Le paradoxe du désir, c’est qu’il y a une extrême jouissance à ne pas encore en jouir », « Le désir ne doit jamais être interprété ».
Ces citations et quelques autres, en anglais, en arabe et en français, tapissent un mur en plâtre dans le lobby du Théâtre Medinat. Un mur, percé d’une ouverture, qui porte en son milieu une étagère sur laquelle sont posés des livres de Spinoza, Guettari et Cortázar ainsi qu’un cactus. Cette installation, excitante et piquante, est le fruit du travail de deux critiques d’art, l’une Nataza Ilic basée à Zagreb et l’autre Stephen Wright, chercheur à l’Institut national de l’histoire de l’art à Paris.
Une cloison pour évoquer une attraction ? Le paradoxe veut inciter le visiteur à déconstruire la définition générale du désir pour échapper à une vision normative. Echappez-vous, semble signifier la porte ouverte, fuyez les notions abstraites, figées qui enferment. « Notre époque n’est pas érotique », confirme Stephen Wright.
L’œil se ballade à travers les extraits d’œuvres de Hölderlin, Joyce, Marx, Deleuze, Foucault, Rousseau, Char…J’aime particulièrement un vers de ce poète qui figure à gauche du mur : « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir ».
Cette installation clôt le Home Works IV, un forum des pratiques culturelles qui se tient tous les deux ans à Beyrouth autour d’expositions, de conférences, de spectacles. Aujourd’hui commence un festival de danse.

samedi 19 avril 2008

Un oiseau m'a dit

Il est parfois difficile d’aborder frontalement sa progéniture. Les parents libanais utilisent alors une ruse que je trouve empreinte d’une ironique poésie. Ils disent : « Un oiseau m’a dit ….que tu n’avais pas fini tes devoirs, que tu t’étais gavé de fistiks (cacahouettes) avant le repas, que tu avais séché les cours, etc. ». L’oiseau sert ainsi le subterfuge idéal pour préserver l’honneur de petiot et l’autorité de l’adulte.
Le père de mon amie Julia n’a pas encore réalisé que sa fille avait la trentaine bien sonnée. Pour lui glisser un reproche ou une question, il feinte lui aussi, remplaçant l’oiseau de service par le marc de café.
A la fin du déjeuner, observant d’un air pénétré le fond de la tasse de sa fille préférée, il assène avec assurance : « Je vois dans le marc de café que tu n’es toujours pas payé de ton salaire de prof à l’université libanaise, que tu as pris sept kilos et ne te nourris pas convenablement, que tu ne viens pas nous voir assez souvent, que tu sors avec cet enfoiré de Jamil alors que Fadi t’attend depuis si longtemps, etc. »
Un procédé tout à fait adaptée à ce pays où l'essentiel est de ne jamais perdre la face.

mardi 1 avril 2008

Pâquerettes et vinaigrette à Baskinta

Le paysage évoque la toile d’un peintre impressionniste. Des cerisiers en fleurs, un tapis de pâquerettes, quelques boutons d’or… Quand un timide rayon de soleil perce les nuages lourds de pluie, on dit ici que « les souris se marient ». Alors les enfants turbulents partent à la recherche de ces improbables épousailles et les adultes, enfin tranquilles, peuvent boire le café sur la terrasse face aux neiges pascales du Mont Sanine.
Roxane m’a invitée dans sa maison de famille à Baskinta, village situé à 1200 mètres d’altitude dans le Metn. C’est son grand-père qui a bâti cette demeure en pierre ocre en 1901. Baskinta signifie en syriaque « la maison de la sagesse ». Appellation prémonitoire, puisque ce lieu de villégiature est aussi pays de littérature : les écrivains Georges Ghanem et Michaël Nouaymi, y sont enterrés. On voit le buste du second, ami intime du poète Khalil Gibran, taillé dans le roc. La main sous le menton, le romancier, semble contempler la vallée boisée qui plonge à l’Ouest. Sa maisonnette est encore debout, percée en son centre par le tronc d’un chêne.

Pendant la guerre civile, les chrétiens de la ville de Zahlé, assiégée par les Syriens de l’autre côté du col, venaient s’approvisionner en munitions à Baskinta. La famille de Roxane qui habitait à Beyrouth s’est elle aussi réfugiée dans le village du grand-père pendant les bombardements de la capitale, offrant ainsi aux enfants un an de « vacances ». Aujourd’hui, ce sont les grosses chaleurs estivales de la ville que les citadins fuient à Baskinta tandis que ses habitants eux, montent encore plus haut dans des hameaux abandonnés l’hiver.
Chaque année, le 8 septembre, la population de la région monte en cortège jusqu’à la chapelle Sadet el Khallé (sachant que Khall signifie vinaigre, je traduis le nom de cet édifice religieux par Notre Dame de la Vinaigrette sans toutefois saisir exactement la nature du lien existant entre la Vierge et le condiment). Nous suivons le sentier fleuri jusqu’à cette susdite chapelle de Notre-Dame-de -la-Vinaigrette, découvrant au passage, des brins de thyms sauvages que nous cueillerons pour la salade du déjeuner. Est-ce la présence de cette plante aromatique sur le chemin qui serait à l’origine de cette fameuse histoire vinaigrette. Je me plait à l’imaginer.

Roxane est la plus jeune d’une famille de quatre. Le choix des prénoms de enfants m’intrigue : il y a d’abord Rodrigue et Chimène (comme les héros du Cid de Corneille), Roxane (comme l’héroïne du Cyrano de Rostand) et… Chantal. Pourquoi ce prénom si plat après avoir opté pour d’autres si connotés. « Parce que le prénom commençait par les mêmes lettres que Chimène », me répond la famille. Certes !

Sur les murs de la vieille maison familiale sont accrochés les paysages immortalisés par Rodrigue qui est à la fois photographe professionnel et randonneur amateur. Malheureusement une maladie dégénérative de l’œil le rend progressivement aveugle. Cruel destin pour un homme de l’image.

Les cerisiers frissonnent, le crépuscule rend les gens plus tendres. Il faut quitter Baskinta.

Au moment du départ, je cueille une pâquerette pour l’effeuiller lentement dans la voiture et m’assurer que mon amoureux m’aime toujours. J'arrache le dernier pétale blanc sur « passionnément ». Sans tricher !

vendredi 28 mars 2008

week-end pascal

Pour les chrétiens d’Orient, Pâques est la grande fête de l’année liturgique, plus significative que Noël puisque c’est la résurrection du Christ qui fonde leur foi. Le monastère syrien de Mar Moussa d’ordinaire isolé dans un silence recueilli, bourdonne comme une ruche. Familles chrétiennes de Damas ou d'Alep, expatriés, routards, tout le monde participe dès le samedi à la cérémonie de la réconciliation au terme de laquelle le fidèle prie successivement face aux quatre points cardinaux. Paulo, le prêtre officiant, nous donne rendez-vous le lendemain à … 4 heures du matin pour la messe pascale. Pendant un instant, je pense qu’il blague. Que neni ! Avant l’aube, chacun descend de la montagne vers le monastère, à la lumière de bougies, de lampes torche ou de la pleine lune, pour se retrouver à l’intérieur de la chapelle plongée dans l’obscurité totale et un silence absolu.
Les religieux portent une cagoule noire et une étole rouge vif. Les textes sont lus en arabe classique alors je pique du nez par intermittence. La cérémonie dure trois heures, lente montée en puissance qui se termine par des youyous et un dabkeh (danse traditionnelle arabe) sur la terrasse du couvent. On se lance les uns aux autres du : « Messih raqam » (Christ est ressuscité) dont la réponse attendue est « raqam qan » (vraiment il est ressuscité) ; on heurte par jeux l’œuf dur du voisin pour tenter d’en briser la coquille ; on croque des sablés à l’anis et du chocolat noir. A midi, exceptionnellement, il y aura de la viande et le soir, un bon petit vin rouge tiré de vignes proches de Homs.
Le festin terminé, une discussion s’improvise autour de Paulo sur l’avenir de la région. Pessimiste, le religieux affirme qu’il s’agit désormais de gérer le désastre consécutif à la guerre en Irak. « Puisque personne ne veut plus vivre ensemble, il faut donner à chaque communauté religieuse ou ethnique le droit de se gérer elle-même. On ne peut forcer personne à devenir citoyen d’un Etat qui n’est pas désiré. Arrêtons d’absolutiser la nation ! vitupère le jésuite. Pour éviter les risques de guerre civile au Liban, la seule solution c’est un Maronistan, un Hezbollahistan, un Druzistan etc. En Irak, il faut que les chiites et les sunnites obtiennent leur territoire comme les Kurdes ont le leur. » Je reste perplexe devant cette perspective de cantonisation qui me semble un renoncement insupportable au pluralisme. Pas sur en plus que ce soit le réel désir des populations.

Pour rentrer à Damas, je suis prise en stop par des chargés de mission d’une ONG française qui œuvre dans le développement. Serrés dans leur voiture cahotante – les devises du pétrole syrien ne sont visiblement pas investies dans les infrastructures routières du pays – nous traversons une plaine jaune et sèche. Un homme paumé dans ce désert hostile agite un drapeau. C’est un gardien qui signale le passage du train reliant une fois par semaine Téhéran à Damas (et qui aurait transbahuté des armes interceptée par les Turcs). J’imagine le stress de ce pauvre type dont la préoccupation essentielle consiste probablement à se maintenir coûte que coûte éveillé pour ne pas louper les cinq minutes critiques du passage hebdomadaire de ce train.

Le partenaire local de cet ONG est un prêtre de village qui gère un vaste domaine agricole. Avant de dépeindre la triste situation hydraulique et politique de la région, il nous propose ses produits : mélasse, raisins secs, huile d’olive. Pas question de d’exploiter la vigne autrement que pour le raisin à cause du caractère très « sunnite » de la région.
La terre a soif. Jadis, le village disposait de 23 sources. Toutes sont épuisées. Cette année, il a fait très froid (-17°C), neigé deux fois mais pas une goutte de pluie n’est tombée. « On parle de commerce équitable des produits locaux, mais s’il n’y a plus d’eau, ça ne sert à rien », relève lucide un des chargés de mission. Il suggère de privilégier l’arboriculture moins gourmande et notamment les amandiers qui, après trois ans d’arrosage, ont l’avantage de la sobriété. Dans la région, l’Etat syrien a tout bonnement interdit aux paysans de planter du blé, de l’orge ou des légumes, cultures trop consommatrice en eau.
Autre souci du pauvre curé, son huile d’olive est d’excellente qualité mais impossible à exporter à cause des problèmes politiques de la Syrie. L’ONG propose de faire jouer ses réseaux de solidarité et de mettre en contact le partenaire syrien avec ses alter ego tunisien pour comparer les systèmes d’irrigation. La visite se termine par un tour dans l’église Saint Julien (un ermite originaire d’Edesse), dont le tombeau est vénéré – phénomène courant au Moyen-Orient – à la fois par les chrétiens et les musulmans. Le prêtre a voulu faire analyser les os du saint et étudier la calligraphie syriaque du sarcophage mais s’est heurté à un refus de la part des autorités ecclésiales locales. Le sacré doit rester indéchiffrable.

La veille nous étions dans hautes sphères de la spiritualité pascale et devisions de géopolitique. Aujourd’hui, j’écoute ce curé parler de problèmes concrets, de nappes phréatiques et de sol calcaire. Mais je sens que tout cela est relié, pour le pire et pour le meilleur aussi.

mercredi 26 mars 2008

les "tirs de joie"

Lorsqu’un leader politique libanais passe à la télévision, il pleut des balles de Kalachnikov à Beyrouth. Hier, pour fêter le discours de leur chef, Hassan Nasrallah, ses partisans ont tiré en l’air. Résultat : trois personnes blessées dont une grièvement.
Vers 17h30, avenue de l’Indépendance dans le quartier d’Achrafieh, une passante a ressenti une vive douleur dans la poitrine avant de effondrer, touchée par une balle perdue qui lui a transpercé le poumon, le péricarde, le diaphragme et le foie. Elle s’en est sortie de justesse. Parfois, pendant la retransmission télévisée une bande passante rappelle qu’il est interdit de tirer en l’air. Mais tant qu’il n’y aura pas de sanctions et que les Zaïm (les leaders communautaires) ne séviront pas contre ces pratiques, il est peu probable que cessent les "tirs de joie".

vendredi 21 mars 2008

le sobhieeh

Chaque mois, les femmes de la famille F. se réunissent toutes générations confondues. Ce jeudi-là, c’est au tour de la mère de Leïla de recevoir les tantes, cousines, nièces pour un sobheeh (petit déjeuner gargantuesque). Les hommes sont exclus de ces retrouvailles mensuelles et chaleureuses. A 10h, elles sont toute là, une vingtaine de femmes, voilées ou non, en robe ou en jean. La plus âgée a 82 ans, la plus jeune vient de naître et la moitié des convives a vécu en Côte-d’Ivoire. Sur la table, des manaïches, du labneh, des oignons sauvages, des radis et du foul parfumé à l’ail. La maîtresse de maison s’est levée à 5 heures du matin pour préparer ce festin. En dessert, elle offre des oranges amers, un kenifé (gâteau au miel et au fromage à 1000 calories la portion) et une espèce de génoise crémeuse et colorée dont on trouve la réplique dans les boulangeries chinoises de Belleville.
Les mains piochent dans les plats. Ma voisine infirmière, née à Abidjan a vécu en France, en Suisse, aux Etats-Unis et au Liban, s’est mariée avec un lointain cousin, a divorcé au bout de six mois et désormais s’occupe d’une entreprise d’import-export de fleurs entre l’Afrique et la France. « Jamais je ne reviendrai vivre ici, m’explique-t-elle. Le pays est trop instable et communautaire. J’ai passé mon enfance en Côte-d’Ivoire en me déclarant libanaise. Point. C’est au Liban que j’ai découvert ma confession non seulement musulmane mais chiite !!! »

L’hôtesse a hésité à maintenir ce repas traditionnel. Son frère se meurt d’un cancer dans une clinique à Bordeaux. Il souhaiterait finir ses jours là où il les a commencé, en Côte-d’Ivoire tout en étant enterré au Liban, son pays. Compliqué : comment concilier des identités en millefeuilles ?

Sitôt le sohbiye terminé, tout le monde se lève et disparaît. Avant de quitter, une amie de la famille qui porte le doux nom de Sirène prend ma tasse de café, la renverse puis « traduit » les dessins laissés par le marc. « Tu vas recevoir une belle somme d’argent (Alhamdullilha), tu hésites entre deux voies, l’une te donnera la joie (laquelle mystère !) et tu rencontreras une femme aux long cheveux et enceinte ». Jeune mariée, Sirène a une belle chevelure brun roux. C’est elle la femme enceinte que je dois rencontrer, j’en suis sûre ! A mon tour, je joue les madames Soleil et lui prédit l'arrivée prochaine d'un bébé. Elle sourit et reprend du Kénifé : « pour le futur enfant » A propos, aujourd'hui, jour de printemps, c’est aussi la fête des mamans au Liban.

jeudi 20 mars 2008

Laure et Joseph

« Accepterais-tu de relirrrrre mon manuscrrrrrit ? »
Ça me pompe ! Je suis d’une humeur de chien et n’ai aucune envie de parcourir la centaine de pages écrites par la Doyenne de la faculté des sciences de l’Education.
Mais comment dire non à cette voix qui chante au téléphone ?
« Oui, bien sûr je lirai votre document avec plaisir »
Je peste.

Nous avons rendez-vous au Café des Lettres pour la remise du texte à corriger. Nada est une Libanaise d’une quarantaine d’années. Un visage long, étrangement rectangulaire posé sur un corps immense et mince. Silhouette d’échassier, toute vêtue de noir. Quand elle marche on dirait une danseuse
Je tente d’être aimable sans vraiment me convaincre moi-même et rentre au studio avec le manuscrit sous le bras. Me voici à ma table de travail, le crayon rouge affûté, prête à dézinguer, griffonner, gribouiller. Véritable sniper de la correction, je ne laisserai rien passer.
Et puis dès les premières phrases, le charme agit. Des phrases simples et limpides se succèdent pour raconter l’histoire de Joseph et Laure, les parents de la Doyenne de la faculté des sciences de l’Education. Un récit d’engagement humaniste au sein d'un couple soudé par un amour profond.
La mère de Nadia, née en 1929, décédée en 1997, fut une grande figure de la lutte pour les droits des femmes au Liban et dans le monde arabe (membre du Comité des droits de l’homme de l’Onu, vice-présidente du Conseil International des Femmes, vice-présidente de la Fédération Arabe des Femmes et présidente du Conseil National Libanais pour les femmes). Je la vois à travers les mots de sa fille : élégante, attentive au détail, férue d'arts et de lettres, recevant peintres et romanciers à sa table, belle certainement et surtout amoureuse jusqu’à la fin d’un grand enfant idéaliste… Elle l'a rencontré sur un lit d'hopital, il avait pris un mauvais coup lors d'une manifestation.
Joseph, le père, fut un avocat réputé, activiste des droits humains, fondateur en 1969 du Parti Démocratique Libanais et président de l’Association Libanaise des Droits de l’Homme. Il mourut en 1995, au lendemain de sa nomination comme ministre de l’Environnement dans le gouvernement de Rafic Hariri Leur fille les présente par petites touches, à travers des anecdotes qui dévoilent une maison du bonheur, malgré la guerre civile et le suicide d’une de leur fille. Le texte dégage tant d’amour…
Je me la joue plus modeste lors de notre deuxième rendez-vous avec Nada, dans un bar cosy installé à l’étage d’une ancienne demeure beyrouthine. Nada répond avec douceur à toutes mes questions sur Laure et Joseph, le secret de leur couple, le moteur de leur engagement… Toujours cette voix chantante. C’est magnifique de parvenir à travers les mots à faire aimer aux lecteurs, en l’occurrence à une lectrice mal lunée, ces inconnus célèbres, ses parents Laure et Joseph Moghaizel.

samedi 15 mars 2008

Souk à Saïda

Je traîne ma tristesse dans le souk de Saïda. L’odeur de pain chaud se mêle à celle du café moulu. Des poulets décapités pendent à des crochets de fer. Les rougets, gueule ouverte, me fixent de leur yeux vitreux. Plus loin, les alignements sages de chaussettes succèdent aux piles de soutiens gorges couleurs pastels, taille 95D.
Deux femmes négocient leurs foulards : mordoré avec de fines dentelles pour la mère, en nylon rouge vif pour la fille.
Sur la route asphaltée, au milieu des voitures surgit soudain un cavalier au galop, créant un joyeux bordel dans la circulation déjà congestionnée.
A Saïda, l'ex-Premier ministre Rafic Hariri veille du haut d'immenses affiches. Photos en pieds, portrait en solo ou avec son fils, le miliardaire sunnite est partout. L'arôme vanillé des patisseries m'écoeurent. Je quitte le centre pour la mer. La digue est longue, le vent glacé et le soleil agressif. Un bataillon de mouettes au garde-à-vous tournent le dos aux flots émeraudes. Les oiseaux attendent je ne sais quoi. Moi aussi j’attends.
J'attends que le vent apaise mes remous intérieurs. Je t'attends...

dimanche 9 mars 2008

« J’ai rencontré Arafat »

Ahmad évoque la rencontre sans forfanterie. Fin des années 70, le Liban se trouve plongé dans la tourmente de la guerre civile. L’OLP a encore son siège à Beyrouth. Les Syriens sont arrivés en 1976 et les Israéliens en 1978. Il y a aussi des marines américains, des soldats français, des Italiens... Bientôt, les Iraniens pousseront leurs pions. Le Pays du Cèdre est alors un terrain de jeu pour tous les acteurs régionaux et internationaux de la Guerre froide. Ahmad, à peine sorti de l’adolescence, joue encore au foot. Un après-midi, sur le stade où il dribble, apparaît un homme barbu coiffé d’un keffieh noir et blanc. C’est Yasser Arafat. Poignée de mains, échanges de propos autour du foot, de la politique, de la guerre… Quelques semaines plus tard, Ahmad rejoint les partisans libanais des fedayins palestiniens. On l’entraîne au maniement de l’AK47, il coiffe lui aussi le keffieh et professe des idées marxistes.

La famille d’Ahmad est sunnite et d’origine modeste. Son père a deux épouses et huit enfants. C’est une espèce de Rhett Butler libanais, qui a fait sa pelote pendant le conflit grâce à la contrebande de cigarettes. Il apprécie peu l’engagement de son fils. Pour calmer ses ardeurs de combattants gauchistes, il l’envoie au paradis de la consommation, aux Etats-Unis. Ahmad débarque seul en Californie, y rencontre une Américaine, se marie et fait un enfant. Un mariage pour les papiers se transforment en une forte histoire d'amour. Sa belle-mère est danoise et son beau-père mexicain, ils ont vu le film polémique Jamais sans ma fille, tiré du best-seller de Betty Mahmoody et vivent dans la crainte qu’Ahmad n’enlève un jour leur petite-fille pour l’emmener dans ce Moyen-Orient si effrayant vu de Los Angeles.
Après seize ans d’Amérique et un divorce, Ahmad décide de rentrer au pays. Il arrive à Beyrouth les poches vides, sans plan de carrière. « T’as donc rien fait là-bas », râle son père inflexible. Le Liban qu’il retrouve a bien changé. Marx n’est plus à la mode, le Mur de Berlin est tombé, il faut faire de l’argent, profiter de la reconstruction. Il se sent un peu étranger dans son propre pays, sympathise surtout avec les autres ex-exilés.

Cette histoire, il me l’a racontée lors d’une interview en 1998 devant une glace à la fraise. Je le retrouve dix ans plus tard devant un verre de kefraya, râblé, coiffé en brosse, toujours très beau, juste un peu vieilli. Il a refusé de rentrer dans l’entreprise familiale de cigarettes, préférant mettre ses talents au service d’une boite internationale. D’après ce que j’ai compris, il joue les pompiers quand des problèmes se posent au sein des filiales d'un groupe qui vend des programmes éducatifs...américains. Souvent entre deux avions, il voyage partout dans le monde, surtout dans le Golfe. Etrange mélange de grande douceur et de fermeté, Ahmad fait merveille du Caire à Dubai.
Je me perds dans son appartement qui contient six fois mon deux-pièces parisiens. Au quatrième étage du même immeuble habitent ses parents, au second il y a son frère aîné et tout en haut, une soeur. Le matin, la maman bas le rappel pour partager le labneh et les olives du petit-déjeuner. Parfois les neveux et nièces débarquent le soir chez ram (tonton) Ahmad. Cette cohabitation familiale intergénérationnelle n’est pas rare au Liban.
Ahmad s’est remarié avec une Libanaise. Ça a duré six mois. Américain au Liban, Libanais aux Etats-Unis, c’est une identité pas très facile à gérer.

vendredi 7 mars 2008

Garantir l'avenir

Dans l’édition du 7 mars de L’Orient-le-Jour, l’Association du Foyer de l’Enfant Libanais (AFEL) publie un appel à la générosité des lecteurs : « 30 ans ont passé d’amour, de don, de partage et de difficultés, d’espoir pour un meilleur avenir des enfants ». Et juste au dessus, je tombe sur un autre insert publicitaire : « Protéger votre voiture, bureau, magasin, appartement, du risque de terrorisme/guerre/guerre civile, par un plan d’assurance exclusif, couvrant valeur entière. Prix étudiés. North Assurance. Appelez le 01/511 995. »
Je me demande parfois si la rédaction de ce journal ne fait pas exprès de juxtaposer ainsi les encarts de pub afin de susciter une réaction et d’illustrer la schizophrénie du pays ?
Pour sauver le Liban, faut-il investir sur les enfants ou sur une bonne assurance ?

mercredi 5 mars 2008

Chaud-froid dans le Chouf

Notre convoi a enfin quitté Beyrouth. Nous devions partir très tôt mais le temps de trouver les moufles des uns, les bonnets de autres et d’engouffrer les croissants aux amandes de chez Ali Baba, le soleil est déjà haut. La météo s’est plantée, elle annonçait un grand soleil et c'est la purée de pois. On s'entasse dans les 4X4, mon prof d’arabe et sa famille, son beau-frère et ses gamins, une cousine esseulée et une amie enceinte sur le point d’accoucher. Après une pause manouché pour les petits (sorte de pizza mais en bien meilleur), une pause café pour les grands, une pause pipi pour tout le monde, nous voici dans le massif du Chouf, en pays Druze. Quelques vieux en habits traditionnels observent moqueurs notre débarquement. Après une heure de marche, le groupe redescend manger, sauf mon prof d’arabe et moi. On chausse les raquettes et à nous les grands espaces.

Des écharpes de brumes s’accrochent aux branches de cèdres centenaires. On ne parle pas, ou si peu. Rompre la paix de cet espace immaculé serait indécent. Seul le chouik chouik de nos raquettes résonne dans la montagne. Notre démarche ressemble à celle de pingouins malhabiles. Je me marre en silence. La neige enivre. A travers le frimas, j’aperçois mon prof, légèrement voûtée, esquisser quelques saut de carpes comme un personnage de dessins animés. Il est heureux et chantonne. Sur le bas côté, une étrange fleur émerge du givre. Sa corolle violette tachetée de jaunes est un miracle de couleur dans cet univers lacté.
Lorsque la pente augmente, la pensée s’épaissit, devient lourde, colle aux pas. Le poids de la fatigue pèse. Puis, au fur et à mesure de la progression, l’esprit s’épure, s’accroche à la nature, s’égard en rêveries au rythme de la marche. Droite, gauche. Droite, gauche. Je pourrai aller au bout du monde.

Nous croisons un club de randonneurs. Leur guide échange quelques mots avec mon compagnon de marche. En l’espace de cinq minutes, je les vois troquer leur numéro de portable : l’un informe l’autre qu’il lance un label de commerce équitable et l’autre rétorque que « justement » lui-même est producteur d’huile d’olives. Je reste stupéfaite par la capacité des Libanais à mêler loisirs et business n’importe où, même sur les pentes enneigées du Chouf. J’ai vu des cartes de visites s’échanger entre inconnus dans la salle d’attente d’un cabinet médical, dans l'ascenseur entre le rez-de-chaussée et le troisième étage, dans la file d’attente d'un cinéma… Pas de temps mort pour le commerce chez les descendants des Phéniciens !
Au sommet, le vent souffle. La crête est chauve, sans neige. Nous grignotons pommes et des manaïches avant de regagner la plaine et puis la ville.

Grisée, épuisée et gelée, je me suis effondrée sur le canapé de mon studio, toute lumière allumée, bercée par le ronron du chauffage électrique. Je m’enfonce dans un songe : un paysage tout blanc, le brouillard si dense qu’il dégage une odeur âcre, des flocons géants qui tombent drus avec un bruit de tonnerre. Oui, c’est ça, ils tambourinent. Merde ! je ne rêve pas ! Il est à peine 22 heures, les Sri Lankaises du dessus frappent à la porte, hurlent pour que je me réveille. Le studio est envahi par une épaisse fumée qui pue le plastique. Quelques flammes lèchent déjà le mur de la mezzanine, on se précipite, on éteint le feu naissant. C’est un court-circuit. Le voisin du dessous, beaucoup plus anxieux que moi-même qui suis encore à moitié dans mon rêve, m’invite à passer la nuit chez lui. Je remercie tout le monde. C’est un jeu de mot un peu facile mais je leur dois une fière chandelle !

mardi 4 mars 2008

Rahet khatife : elle a été enlevée !

Pour convoler en juste noce au Liban, il faut que les familles des futurs époux soient d’accord. Dans le cas contraire, il arrive, encore aujourd’hui, que le garçon enlève la jeune fille. Il s’agit d’un khatife. Mais parfois, ce kidnapping romantique n’est qu’un subterfuge pour éviter de payer la noce au prix forts. En cas de gêne financière, on simule le rapt, avec la complaisance des parents, et le mariage se célèbre en catimini, à moindre coût.

samedi 1 mars 2008

A lire !

La Coquille, Moustafa Khalifé, Actes Sud, 2007

J’ai lu nombre de témoignages sur l’univers carcéral. Jamais pourtant un récit comme celui de La Coquille, qui raconte la détention d’un prisonnier politique syrien, ne m’avait bouleversé à ce point. J’en suis sortie groggy. Est-ce parce que la Syrie fut un temps ma seconde patrie ? Je ne crois pas.
La Coquille n’est pas seulement un témoignage, c’est une œuvre littéraire très tenue, au bout duquel on constate avec effroi que le régime dictatorial parvient, malgré l’incroyable résistance de l’être humain, à l’abîmer de façon définitive. L’humiliation, la torture physique et moral, le sevrage de respect, de sympathie, d’amour rendent fou, au mieux laissent une trace indelebile. Et je crois que je refuse, du fond de mes tripes, la notion du plus jamais ou du trop tard, plus rien a faire. Or ce livre montre qu’existe quelque chose de très précieux chez les hommes - je ne sais lui donner un nom - que d’autres hommes s’acharnent à faire disparaître. Pourquoi ? Je l’ignore.
« (…) l’homme ne meurt pas en une seule fois, écrit l’auteur, Chaque fois qu’un proche, un ami, une connaissance à lui meurt, la place que ce proche ou cet ami occupait meurt dans l’âme de cet homme. Avec le temps, avec les morts qui se succèdent, il meurt en nous de plus en plus d’endroits. Moi je porte en moi un grand cimetière. » Tel est l’amer constat de Moustafa Khalifé après treize ans, trois mois et trois jours de détention en Syrie.

Le cauchemar de Moustfa Khalife commence à l’aéroport de Damas, à son retour de France où il a achevé des études de cinéma. Dès son arrivée, il est cueilli par la police politique syrienne et accusé, de façon absurde car il est chrétien melkite, de faire parti du mouvement des Frères musulmans. On est en 1982, le président Hafez Al Assad au pouvoir a lancé dans tout le pays un terrible mouvement de répression. Moustafa Khalifé va payer très cher le mauvais timing du retour dans son pays natal. Après de terribles tortures dans les sinistres locaux de la Sûreté générale, il est envoyé en plein désert dans un lieu dont le nom fait encore trembler en Syrie : la prison de Tadmor. Cet immense centre de détention - aujourd’hui fermé - fut le théâtre de toutes les abjections. Les noms des tortures sonnent comme des rites initiatiques sadiques : la chaise allemande qui étire la colonne vertébrale, les mouvements de sécurité imposé au détenus pour vérifier qu’il n’a rien caché dans son anus, le shabeh qui suspend des heures le corps du prisonnier… Les geôliers déploient une inventivité incroyable pour humilier leur proie, leur faisant manger de la morve, des souris, boire l’eau des égouts, les obligeant à imiter toutes sortes d’animaux, les soumettant sans cesse au fouet. « Quand je sortirai de prison, je boirai des quantités astronomiques d’eau, d’arak, de whisky, toutes sortes de boissons froides et chaudes, pourtant je n’arriverai pas à me défaire de la sensation que la morve de ce policier est collée à mon estomac, mon gosier, et qu’elle refuse de sortir. » Même la promenade est souffrance, le prisonnier doit se tenir tête courbée, yeux fermés tenant l’élastique du pyjama de son compagnon d’infortune qui marche devant lui sous peine d’être « pointé », c'est-à-dire fouetté. « Je marche dans cette colonne qui tourne autour de la cour (…) Je me demande quelquefois : qu’est-ce que je suis ? Un homme ? Un animal ? Une chose ? »
Pour combler les plages immenses d’une immobilité imposée, Khalifé pratique le rêve éveillé : pensées érotiques au début, puis pendant « l’année de la faim » où le déjeuner se limite à trois olives et le dîner a une cuillère de confiture ou un œuf, le prisonnier rêve de festin de viandes grasses « Mais si je pouvais en quelque sorte assouvir les besoins suscités par mes rêveries érotiques, il m’était impossible de satisfaire ceux que déclanchaient mes rêves culinaires ! »

L’auteur va souffrir doublement de cet enfermement : accusé d’être espion et athée, il se retrouve ostracisé par les quelque 300 codétenus de sa cellule. Il est l’impur, à qui l’on ne peut parler, qu’il est défendu de toucher, que l’on menace de mort. L’homme se crée alors une coquille et commence à épier, en silence. Chaque détail, il va le mémoriser et se réciter quotidiennement le texte de ce qui deviendra ce journal aujourd’hui publié. La mémorisation – du Coran, du nom et de l’origine des exécutés… - devient repère essentiel, moyen de survie dans cet espace hors du temps où les prisonniers se précipitent sur la page d’un journal que le vent, un jour de tempete, a fait pénétrer dans la cellule et qui nourrira leurs conversations deux années de suite.
Le récit témoigne de la lâcheté collective mais aussi de moments de solidarité lorsqu’ un prisonnier doit être opéré au sein de la cellule et que les détenus fabriquent le scalpel à partir de boîte de sardines et l’alcool avec la confiture du petit-déjeuner. Le patient sauvé sera finalement pendu, un an plus tard.

Se recrée dans cet espace confiné une société avec ses codes et ses « postes » : il y a les tasseurs, de gros balaises qui, dans une petite cellule où l’on peine à se mettre chacun tête bêche pour dormir, vont pousser les rangs, il y a le chef des prisonniers coopté qui distribue la nourriture et gère les problème logistiques, il y a les jeunes pousses qui reçoivent double portion de nourriture parce qu’ils s’occupent d’arracher les dents cariées…
Après une décennie de silence, un compagnon de cellule vient enfin rompre le silence de Khalifé qui semble presque effrayé par l’intensité du sentiment d’amitié. Avec cet ami, poète et artiste, il retrouve de menus plaisirs dans la prison de Tadmor : ensemble ils pratiquent…la conversation, jouent aux échecs avec des pions fabriqués à partir de la mie de pain, peignent en grattant des morceaux de pain brûlé pour obtenir de la poudre noir, de la sauce tomate pour la rouge… La Coquille craque alors comme lorsque Khalifé pleure devant les premiers concombres arrivant dans la cellule : leur odeur, la couleur verte réveillent tout d’un coup trop de vie dans cette prison du désert.

Au bout de ce tunnel, il n’y a pas de happy end. Certes, Khalifé est libéré (il refuse pourtant obstinément de signer un remerciement au président pour ce geste de clémence et c’est son frère qui posera son paraphe). « Pourtant je n’arrivais pas à être gai, et pas une fois je ne pus rire de bon cœur. Est-ce que la joie était morte en moi au milieu de toute cette mort ? Allais-je rester comme ça ? Pourquoi ? Allais-je continuer à porter en moi des monceaux de supplice et de mort qui étoufferaient tout ce que la vie peut avoir de beau ? » L’homme revient de si loin qu’il semble errer sans attache. « Depuis que je suis sorti de prison, je sens entre moi et les autres, même les plus proches, mes frères, ou Lina, un fossé impossible à combler ». Sa vie semble gelée. A nouveau, Khalifé se réfugie dans sa coquille.

mercredi 27 février 2008

Le printemps pointe son nez

Une lumière plus jaune. Un soleil caressant. Une brise légère et douce. Le matin, un oiseau pépie sous ma fenêtre. Le soir, les chats miaulent à fendre l’âme. L’épicier arbore un sourire nouveau. Lassée par les oranges, les mandarines et les pommes rouges, je guette l’arrivée des fraises sur l’étal du marchand des quatre-saisons. Je veux croire au printemps et délaisse le manteau. Sur la terrasse du Café Costa, j’ai remarqué un petit carré ensoleillé à partir de 10h du matin où il fait bon lire la phraséologie pompeuse du quotidien francophone l’Orient-le-Jour. On précipite la saison en échafaudant mille projets de randonnées : le sommet culminant du pays, Qornet el saoda (3083 m) ou alors plus modestement le Mont-Hermon (2814). Les Libanais ne boudent plus la corniche. Ils s’y retrouvent en bandes, l’unité de base au Liban où l’on ne peut envisager se rendre seul ni au cinéma, ni au théâtre, ni au restaurant. On sort en duo ou à quinze !
L’arrivée de la nouvelle saison chasse les sombres prédictions de guerre, les relègue vers l’hiver. Je veux y croire. Mais le chauffeur de taxi n’est pas d’accord.
- Tu verras, habbibi, il va y avoir la guerre en mars.
- Ah, tu crois. Et pourquoi dans un mois ?
- Parce que maintenant, il fait encore trop froid !
Beyrouth est un microcosme qui tangue au gré de vagues rumeurs. Elles enflent et se propagent pas seulement dans l’habitacle des taxis mais aussi dans les milieux « avertis », comme au sein de cette très sérieuse ONG libanaises où se dit volontiers qu’Israël va lancer la bombe atomique sur les bases du Hezbollah…. « Des bêtises, rétorque mon voisin Ali-le-sage. Le printemps, c’est la vie, ça se respecte ».
Dans un pays au bord du gouffre, où j’éprouve parfois un certain malaise à me sentir si heureuse, si amoureuse, ce printemps qui s’offre à tous avec sa connotation de renouveau (même illusoire), apaise mon sentiment de culpabilité, la revêt d’un fragile vernis de légitimité.

dimanche 24 février 2008

Le keffieh

Mon père m'a offert un keffieh noir et blanc, déniché dans un souk en Syrie. Ce foulard, devenu avec Yasser Arafat l'emblème de la cause palestinienne, me vaut souvent des sourires ou des clins d'oeil complices à Beyrouth. Il faut dire que j'habite Hamra, un quartier mixte et plutôt ouvert. Ce week-end, je suis invitée à Saïda, dans le sud, fief sunnite du défunt Premier ministre Rafic Hariri. Mon hôtesse me demande gentiment de troquer mon keffieh contre un foulard en mousseline bleu. Dans la société libanaise hyperpolarisée, vêtements et couleurs traduisent, qu'on le veuille ou non, une appartenance partisane. Vert et jaune c'est le Hezbollah, orange le Courant Patriotique Libre d'Aoun, bleu le Courant du Futur de Hariri...
"Même mon porte-clé orange, je préfère le cacher", explique cette femme chiite qui voue aux gémonies tous ces partis responsables selon elle de l'impasse actuelle.