lundi 17 décembre 2007

Déjeuner chez Tante Sawa

Le jeudi, c’est le jour de nos déjeuners de filles. On se retrouve chaque semaine avec Julia et Leïla au Café Graffiti pour une salade Haloumi (fromage de Chypre) ou au Prague pour une salade César … Ce jeudi-là, les filles m’ont proposé d’innover. On va chez Tante Sawa, minuscule restaurant offrant quelques tables en bois clair et un ou deux plats du jour. Aujourd’hui, c’est mouloukhia (filets de poulet cuit dans un bouillon de feuilles de corette et accompagné de riz).

Julia est Libanaise, a fait ses études à Lyon puis vécu aux Etats-Unis. Elle ressemble aux jolies filles longilignes du dessinateur Kiraz qui travaillait pour le magazine Jour de France. Immense avec ses tenues fluides et ses cheveux vaporeux, des lunettes qui finissent toujours sur le bout de son nez, Julia transforme toute anecdote en épopée dramatique ou en comédie irrésistible. C’est selon. Professeur de linguistique, elle enseigne dans le public, à l’Université libanaise. Un sacerdoce vu les conditions de travail (à la rentrée, elle ne connaissait ni le nom, ni le nombre d'étudiants)
Leïla est une brunette, pas bien grande, pleine de douceur et de sollicitude. Née en Côte-d’Ivoire, de culture francophone, elle a émigré au Liban à 20 ans et enseigne l’Histoire dans un lycée privé lié à l'Université Américaine. Un cadre paradisiaque et un établissement de rêve avec bougainvillés, pelouses, pins...
Julia vient de divorcer, Leïla vient d’être quittée. Alors, forcément, nos repas ressemblent parfois à une réunion de chefs d’Etat-major qui étudieraient les meilleures stratégies de deuil, de reconquête ou de séduction. Mais plus souvent encore, nous évoquons nos différences culturelles et mes deux amies me livrent quelques clés fort utiles pour déchiffrer le quotidien libanais. Chez Tante Sawa, ce jeudi-là, j’ai ainsi appris qu’au Liban, dire non c’est « ultra-agressif », On dit oui et après Inchallah !

« Essaie d'imaginer, poursuit Julia en remuant ses longue mains au-dessous de la mouloukhia, dans le monde Arabe, il y a Toi, l’Autre et la Fatalité (ou Dieu), bref quelque chose que tu ne maîtrises pas et qui peut bouleverser tout engagement, toute promesse, tout rendez-vous. Rien n’est acquis. On est dans l’ordre du vraisemblable ou du probable. Donc il vaut mieux dire Oui, c’est plus sympa et ensuite tu vois …Le non c’est du définitif, malpoli, interdit. »

Je pense comprendre enfin pourquoi le chauffagiste que je poursuis de mes assiduités depuis une semaine m’assure qu’il viendra sans faute entre 9 et 10 heures « demain ». Il me l’a même promis vendredi soir sachant pertinemment que le jour suivant est un samedi férié.

A l'inverse, répondre par la négative n’est tout simplement pas compris des Libanais. Lorsqu’ Ahmad m’a invitée à dîner et que j'ai répondu "niet" car j’allais au concert avec Georges, je me suis retrouvée dans un vrai labyrinte, extrait :
- Ah bon, mais tu peux quand même venir dîner
- Ben non je vais au concert
- Tu sais il y aura Joëlle et son mari. Tu les aimes bien...
- Oui c’est dommage mais je ne peux pas
- Je prépare un mezzé et j’ai acheté des bouteilles de ksara
- ce sera parfait mais sans moi car je vais à un récital de piano
- mais si tu veux on écoute du piano pendant le diner ?
- non ce n'est pas possible
- ça finit à quelle heure ton truc
- mon récital ? tard
- tu peux pas venir alors
- ben non
- ok, alors je te rappelle tout à l’heure pour voir si tu viens au dîner finalement !
D’ici son prochain coup de fil, Dieu ou la fatalité aura peut-être changée la donne.

Parfois même Julia a du mal avec ce flou à l’Université libanaise. Alors que l’établissement de sa copine Leïla fonctionne à l’américaine avec des dates de vacances établies à l'avance, Julia ne connaît toujours pas celles de Noël. « Ils disent que c’est à cause des astres etc. Va pour choisir les vacances du Ramadan (déterminées par l’autorité religieuse qui décide en fonction de la croissance de la lune) mais quand même Jésus il est né à Noël le 25 décembre une fois pour toute non ! »

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