jeudi 13 décembre 2007

La visite médicale

L’échelle pour accéder à ma mezzanine est raide et je suis maladroite. Depuis le début de mon installation au studio, je pressentais le résultat de cette équation de tous les dangers : j’ai fini par me casser la figure. Un pied qui glisse, un vol plané et je m’écrase de tout mon poids sur mon petit doigt.
Le voyant se colorer (rouge, violet, bleu, jaune) et doubler de volume, je m’inquiète d’un médecin. Le seul que je connaisse ici est l'un des participants à l’atelier d’écriture que je fréquente à Beyrouth : un neurochirurgien, spécialiste des tumeurs. Pas vraiment versé dans les petits bobos aux doigts mais je n’ai que lui sous la main, c’est le cas de le dire.

GH est un quarantenaire bien en chair, avec de fines lunettes et un visage rond. Il m’avait prévenu que sa secrétaire avait passé la retraite depuis bonne lurette. Effectivement, c’est une très vieille dame courbée à l’équerre qui m’ouvre la porte du cabinet et m’offre un café. Tandis que je le sirote, j’entends des éclats de rire de l’autre côté de la cloison. Un neurochirurgien qui se gondole avec ses patients, c’est pas banal. A mon tour.
« Ahlan wa sahlan, ki fik, tu vas bien ? Come, come in ». Il m’accueille avec chaleur dans ce mélange de libano-franglais pratiqué par tant de Libanais.
Sur le bureau du médecin trône la photo de sa fille et de sa femme. Des stars ! Pour me donner une contenance je m'exclame : « Comme elles se ressemblent !». A peine ai-je achevé que je pressens la gaffe. « Ah tu trouves, c’est un hasard car mon épouse actuelle n’est pas sa mère ». Bingo, j’aurai du m’en douter. Cet homme n'est pas le genre monogame. En atelier, il nous a écrit un texte irrésistible sur un type rêvant d’assassiner sa femme tout en étant d’une exquise délicatesse. Son style révélait une bonne connaissance du sujet !
On examine en cinq minutes mon doigt foulé, il propose une attelle et passe vite à ses sujets de prédilections : la littérature, l’Espagne, l’opéra. C’est alors qu’il ouvre un placard secret planqué derrière des volumes d’encyclopédies médicales où il conserve ses « trésors » : des CD, une méthode de langue « apprendre l’Espagnole en 90 leçons » et des romans de Stephan Zweig en collection de poche. « C’est tout ce que je ne peux décemment pas ramener à la maison », explique-t-il, hilare et fier, comme un gamin qui vient de faire une grosse bêtise. Je n’ai toujours pas compris pourquoi un auteur comme Zweig suscitait une telle opprobre à son domicile.
Entre deux patients, GH révise ses verbes irréguliers dans la langue de Cervantès, écoute un morceau de musique ou lit un chapitre de "Vingt-quatre heures dans la vie d'une femme". Au moment de partir, je le vois soulever ses cent kilos pour esquisser quelques pas de salsa en me demandant soudain sérieux et inquiet : « c’est bien comme ça ? »
Non seulement je ressors avec un doigt soigné mais le neurochirurgien m’a donné une pêche d’enfer. Il aurait du faire psy.

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