samedi 1 mars 2008

A lire !

La Coquille, Moustafa Khalifé, Actes Sud, 2007

J’ai lu nombre de témoignages sur l’univers carcéral. Jamais pourtant un récit comme celui de La Coquille, qui raconte la détention d’un prisonnier politique syrien, ne m’avait bouleversé à ce point. J’en suis sortie groggy. Est-ce parce que la Syrie fut un temps ma seconde patrie ? Je ne crois pas.
La Coquille n’est pas seulement un témoignage, c’est une œuvre littéraire très tenue, au bout duquel on constate avec effroi que le régime dictatorial parvient, malgré l’incroyable résistance de l’être humain, à l’abîmer de façon définitive. L’humiliation, la torture physique et moral, le sevrage de respect, de sympathie, d’amour rendent fou, au mieux laissent une trace indelebile. Et je crois que je refuse, du fond de mes tripes, la notion du plus jamais ou du trop tard, plus rien a faire. Or ce livre montre qu’existe quelque chose de très précieux chez les hommes - je ne sais lui donner un nom - que d’autres hommes s’acharnent à faire disparaître. Pourquoi ? Je l’ignore.
« (…) l’homme ne meurt pas en une seule fois, écrit l’auteur, Chaque fois qu’un proche, un ami, une connaissance à lui meurt, la place que ce proche ou cet ami occupait meurt dans l’âme de cet homme. Avec le temps, avec les morts qui se succèdent, il meurt en nous de plus en plus d’endroits. Moi je porte en moi un grand cimetière. » Tel est l’amer constat de Moustafa Khalifé après treize ans, trois mois et trois jours de détention en Syrie.

Le cauchemar de Moustfa Khalife commence à l’aéroport de Damas, à son retour de France où il a achevé des études de cinéma. Dès son arrivée, il est cueilli par la police politique syrienne et accusé, de façon absurde car il est chrétien melkite, de faire parti du mouvement des Frères musulmans. On est en 1982, le président Hafez Al Assad au pouvoir a lancé dans tout le pays un terrible mouvement de répression. Moustafa Khalifé va payer très cher le mauvais timing du retour dans son pays natal. Après de terribles tortures dans les sinistres locaux de la Sûreté générale, il est envoyé en plein désert dans un lieu dont le nom fait encore trembler en Syrie : la prison de Tadmor. Cet immense centre de détention - aujourd’hui fermé - fut le théâtre de toutes les abjections. Les noms des tortures sonnent comme des rites initiatiques sadiques : la chaise allemande qui étire la colonne vertébrale, les mouvements de sécurité imposé au détenus pour vérifier qu’il n’a rien caché dans son anus, le shabeh qui suspend des heures le corps du prisonnier… Les geôliers déploient une inventivité incroyable pour humilier leur proie, leur faisant manger de la morve, des souris, boire l’eau des égouts, les obligeant à imiter toutes sortes d’animaux, les soumettant sans cesse au fouet. « Quand je sortirai de prison, je boirai des quantités astronomiques d’eau, d’arak, de whisky, toutes sortes de boissons froides et chaudes, pourtant je n’arriverai pas à me défaire de la sensation que la morve de ce policier est collée à mon estomac, mon gosier, et qu’elle refuse de sortir. » Même la promenade est souffrance, le prisonnier doit se tenir tête courbée, yeux fermés tenant l’élastique du pyjama de son compagnon d’infortune qui marche devant lui sous peine d’être « pointé », c'est-à-dire fouetté. « Je marche dans cette colonne qui tourne autour de la cour (…) Je me demande quelquefois : qu’est-ce que je suis ? Un homme ? Un animal ? Une chose ? »
Pour combler les plages immenses d’une immobilité imposée, Khalifé pratique le rêve éveillé : pensées érotiques au début, puis pendant « l’année de la faim » où le déjeuner se limite à trois olives et le dîner a une cuillère de confiture ou un œuf, le prisonnier rêve de festin de viandes grasses « Mais si je pouvais en quelque sorte assouvir les besoins suscités par mes rêveries érotiques, il m’était impossible de satisfaire ceux que déclanchaient mes rêves culinaires ! »

L’auteur va souffrir doublement de cet enfermement : accusé d’être espion et athée, il se retrouve ostracisé par les quelque 300 codétenus de sa cellule. Il est l’impur, à qui l’on ne peut parler, qu’il est défendu de toucher, que l’on menace de mort. L’homme se crée alors une coquille et commence à épier, en silence. Chaque détail, il va le mémoriser et se réciter quotidiennement le texte de ce qui deviendra ce journal aujourd’hui publié. La mémorisation – du Coran, du nom et de l’origine des exécutés… - devient repère essentiel, moyen de survie dans cet espace hors du temps où les prisonniers se précipitent sur la page d’un journal que le vent, un jour de tempete, a fait pénétrer dans la cellule et qui nourrira leurs conversations deux années de suite.
Le récit témoigne de la lâcheté collective mais aussi de moments de solidarité lorsqu’ un prisonnier doit être opéré au sein de la cellule et que les détenus fabriquent le scalpel à partir de boîte de sardines et l’alcool avec la confiture du petit-déjeuner. Le patient sauvé sera finalement pendu, un an plus tard.

Se recrée dans cet espace confiné une société avec ses codes et ses « postes » : il y a les tasseurs, de gros balaises qui, dans une petite cellule où l’on peine à se mettre chacun tête bêche pour dormir, vont pousser les rangs, il y a le chef des prisonniers coopté qui distribue la nourriture et gère les problème logistiques, il y a les jeunes pousses qui reçoivent double portion de nourriture parce qu’ils s’occupent d’arracher les dents cariées…
Après une décennie de silence, un compagnon de cellule vient enfin rompre le silence de Khalifé qui semble presque effrayé par l’intensité du sentiment d’amitié. Avec cet ami, poète et artiste, il retrouve de menus plaisirs dans la prison de Tadmor : ensemble ils pratiquent…la conversation, jouent aux échecs avec des pions fabriqués à partir de la mie de pain, peignent en grattant des morceaux de pain brûlé pour obtenir de la poudre noir, de la sauce tomate pour la rouge… La Coquille craque alors comme lorsque Khalifé pleure devant les premiers concombres arrivant dans la cellule : leur odeur, la couleur verte réveillent tout d’un coup trop de vie dans cette prison du désert.

Au bout de ce tunnel, il n’y a pas de happy end. Certes, Khalifé est libéré (il refuse pourtant obstinément de signer un remerciement au président pour ce geste de clémence et c’est son frère qui posera son paraphe). « Pourtant je n’arrivais pas à être gai, et pas une fois je ne pus rire de bon cœur. Est-ce que la joie était morte en moi au milieu de toute cette mort ? Allais-je rester comme ça ? Pourquoi ? Allais-je continuer à porter en moi des monceaux de supplice et de mort qui étoufferaient tout ce que la vie peut avoir de beau ? » L’homme revient de si loin qu’il semble errer sans attache. « Depuis que je suis sorti de prison, je sens entre moi et les autres, même les plus proches, mes frères, ou Lina, un fossé impossible à combler ». Sa vie semble gelée. A nouveau, Khalifé se réfugie dans sa coquille.

1 commentaire:

Yves Traynard a dit…

Pour info, le Monde Diplo a suivi tes conseils et l'a lu aussi.

Frère musulman, chrétien et... athée. Samir Aita. Le Monde Diplomatique, Mai 2008, page 30.

Biz.