jeudi 14 février 2008

Monica

J’ai rencontré Monica Borgman dans la jolie maison blanche qui abrite son ONG UMAM consacrée à la mémoire de la guerre civile libanaise. Des cheveux blonds cendrés toujours en foufelles, un regard myosotis, une démarche juvénile et une légère couperose qui pourrait faire penser à une manifestation de timidité. Ce serait mal connaître cette ex-journaliste allemande installée depuis une dizaine d’années à Beyrouth. Monica c’est « même pas peur » ! Lorsqu’elle travaillait en Algérie pendant les années noires et que l’islamisme tentait d’imposer un sobre uniforme aux femmes, la journaliste continuait à se maquiller, à porter des jeans et à refuser la présence encombrante et voyante des bodyguards ! Plus récemment, au Liban, lorsque les avions israéliens lancèrent des flyers sur son quartier pendant la guerre de l’été 2006 enjoignant la population de quitter la région, elle a pensé : « allez vous faire foutre, on ne me jette pas des petits papiers sur la tête pour me dire de quitter ma maison ». Et elle est restée.

Monica a rencontré le monde arabe grâce à… Israël. C’est en effet à travers les programmes de réconciliations entre l’Etat hébreux et l’Allemagne à la fin des années 70 qu’elle se rend pour la première fois dans le Moyen Orient. Elle découvre bientôt le fait palestinien et se promet d’apprendre l’hébreu et l’arabe quand elle sera grande. Elle apprendra le turc et la philologie arabe. En 1986, la jeune fille survole le Liban. « Je n’oublierai jamais ma première image de Beyrouth à travers le hublot de l’avion qui volait à basse altitude : une ville détruite par la violence. J’avais 22 ans et je savais que je n’étais pas là par hasard ». Allemande issue d’une génération marquée par le passé nazi de son pays, Monica s’avoue fascinée par la question de la genèse de la violence. « Comment et pourquoi verse-t-on dans la violence collective ou individuelle ». Une fascination qui imprègnera son travail de journaliste puis de militante.

Au début des années 1990, la jeune femme réalise au culot une émission d’une heure sur le quotidien au Liban. « Je me suis convaincue que cela suffisait pour me prétendre journaliste. » Elle loue un bureau au Caire et se lance en free lance. « Je faisais des trucs dans le style de votre radio France-Culture entre la Tunisie, le Liban et surtout l’Algérie ». A l'époque, entre les islamistes et l’armée algérienne, on ne sait plus très bien à qui attribuer les attentats qui ensanglantent le pays. La journaliste fréquente de près les intellectuels qui n’ont pas fui en exil. « Je voulais comprendre pourquoi certains ne cédaient pas à cette peur, à ces menaces, à cette violence ». Parmi ceux qui restent, elle croise Saïd Mekbel, directeur et caustique chroniqueur du quotidien francophone Le Matin. L’homme se sait menacé. Au cours d’une série d’entretiens, il livre à Monica une réflexion dense et lucide sur son quotidien d’homme traqué, prophétisant sa propre liquidation pour avoir refusé toute récupération. Mekbel décortique les métamorphoses de sa peur, analyse la planification des attentats, explique ses tactiques pour échapper à son futur assassin : changer constamment de vêtements, de coiffure, se munir en permanence d’une lampe de poche pour fuir le noir propice au crime et de monnaie pour corrompre un gardien en cas d’enlèvement. Lorsqu’il est assassiné le 3 décembre 1994, Monica Borgman prend conscience que les entretiens enregistrés quelques mois plus tôt sonnent comme un testament, un brûlot dans lequel la victime a dénoncé par leur nom les auteurs de son assassinat, notamment le général Toufik. « Jusqu’à présent je n’avais pas publié mes interviews avec Mekbel pour éviter d’utiliser sa mémoire à des fins de scoop, explique la journaliste, mais le site Internet du Mouvement algérien des officiers libres a révélé que j’en disposais et je ne voulais pas être récupéré par qui que ce soit. » Publié tout récemment en France (1), ce livre d’entretiens a non seulement une pertinence pour l’Algérie mais aussi pour le Liban où Monica s’est établie et où existent également des listes noires et des attentats politiques impunis.

Son enquête au long cours sur la violence s’est poursuivie à Beyrouth lorsqu’elle réalise en 2004 le film coup de poing Massaker. Un documentaire de 96 minutes dans lequel six ex-miliciens des Forces libanaises racontent leur participation au massacre de civils palestiniens dans les camps de Sabra et Chatila. Pour le tourner dans le plus grand secret et semer les services, elle et son mari n’arrêtent pas de sortir, « tous les soirs, on passait de bars en boites pour prouver que l’on se contentait de profiter de la vie : ce fut le mois le plus fou de mon existence ». Le documentaire obtint la permission d’être projeté une seule fois officiellement mais passe à Beyrouth sous le manteau. « Avec ce film j’ai l’impression d’être allée le plus loin possible sur la violence collective sans toutefois pouvoir répondre à la question de sa genèse. Travailler sur la violence des autres ne t’amène pas à une réponse sur la tienne », confie-t-elle alors qu’elle écrit aujourd’hui un scénario de fiction sur les relations entre violence et sexualité. Depuis quelques années, Monica a en effet lâché le micro et le journalisme. « J’ai décidé de privilégier le langage du corps grâce à la caméra et de devenir actrice plutôt qu’observatrice. » Ayant constaté l’absence d’archives nationales au Liban, elle a fondé avec son mari – un éditeur libanais issu d’une vieille famille chiite - une ONG qui oeuvre sur la mémoire (UMAM) et lancera au printemps prochain une série d’ateliers de travail sur les disparus, la vérité, la justice… Autant de sujets qui fâchent et risquent parfois de tuer au pays du Cèdre. Mais Monica a retenu une leçon essentielle de ses entretiens avec l’intellectuel assassiné Saïd Mekbel : « Il ne faut jamais céder à la peur. »

L'ONG UMAM est située tout près du QG du Hezbollah mais les relations avec le parti sont correctes. Le cheikh et certains responsables du Hezb venant même aux vernissages bien arrosés qu’organisent régulièrement UMAM. « Je suis profondément laïque et Lokman mon mari aussi, explique Monica. A 18 ans j’ai fait une démarche pour me désaffilier de l’église catholique allemande et signé un papier officiel au ministère des Finances ! ». Comme au Liban, le mariage non religieux n’existe pas, le couple s’est marié au… Danemark Et comble des paradoxes pour une laïque convaincue, Monica ayant demandé la nationalité libanaise, si elle vote, elle sera inscrite sur les listes chiites conformément au système électoral de ce pays. « Aujourd’hui, le Liban est encore très loin de la laïcité. Je pense que le combat prioritaire n’est pas là. L’urgence c’est de ne pas laisser un parti comme le Hezbollah avoir le monopole sur la communauté chiite, surtout dans le contexte régional. C’est complètement non démocratique. Il faut créer de l’altérité au sein de chaque communauté» Beaucoup le pense, peu ose l’exprimer aussi clairement. Quand je vous disais que Monica c’est même pas peur !

1/Saïd Mekbel, une mort à la lettre, Téraèdre, janvier 2008

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