mercredi 26 septembre 2007

Lectures

L’Attentat

Funeste coïncidence, le matin du 19 septembre - jour de l’assassinat du député Antoine Ghanem et des cinq autres personnes - j’achève un essai sur les émotions et entame un roman de Yasmina Khadra intitulé L’Attentat. J’ai presque honte au café ou dans les bus d’exhiber ce livre au titre prémonitoire.
Derrière le pseudonyme féminin de l’auteur se cache en réalité Mohammed Moulessehoul, un ex-officier de l’armée algérienne aujourd’hui exilé en France. Son roman A quoi rêve les loups dénonçait l’engrenage mortifère des années 90 ou comment un jeune type normal monte au maquis pour devenir un terroriste islamiste. Les Hirondelles de Kaboul racontait l’asphyxie des femmes afghanes sous le joug des Talibans. L’attentat évoque l’histoire d’un chirurgien Palestinien intégré à la société israélienne dont la vie est bouleversée lorsqu’il apprend que son épouse est une kamikaze.
Khadra excelle à tordre les expressions toute faites, dévoie les clichés, essore la langue. Seul L’Ecrivain, sa biographie boursouflée d’autosatisfaction m’a profondément déplu.
Ce week-end, à Tyr, je terminais donc L’Attentat, installée dans une gargote sur la plage, devant les vagues et une assiette de calamar. L’auteur écrit : « Il faut toujours regarder la mer. C’est un miroir qui ne sait pas mentir. (…) Qui regarde la mer tourne le dos aux infortunes. » Avec son port, sa corniche aux pigeons, ses ancêtres phéniciens, Beyrouth n’en finit pas de regarder la mer, et pourtant un flot d’infortunes risque à nouveau de la submerger.

Est-ce ainsi que les hommes vivent
Le pire n’est jamais sur. Seulement plus explicite, dramatique, excitant… Les raisons d’espérer se trouvent cachées dans le prosaïque, le banal, le quotidien. Il faut les dénicher. Jamais elles ne sautent aux yeux.
J’ai trouvé un ouvrage d’anthropologie passionnant au Centre culturel français. Installée à Hsoun, village du Mont Liban, entre 1994 et 2000, une chercheuse observe le vécu de la population bicommunautaire - chrétienne maronite et musulmane chiite - à travers les rites saisonniers et les partages culinaires. Son livre titille le palais, décrit en détails les mets variés préparés à l’occasion des fêtes religieuses. Ainsi, pendant le Carême les chrétiens mangent végétarien : épinards, blettes, choux assaisonnés de vinaigre, de mout de grenade acide, de verjus et de sumac, « Boulettes tristes » (potiron pilé avec du bourghoul, aromatisé de pissenlit), « larmes du Christ » (lentilles noires)…C’est la cuisine du deuil. Les jours fastes, à Pâques, la sortie du Carême s’effectue progressivement, d’abord par la consommation de pâtisseries au beurre : gâteaux à l’anis et à la semoule fourrés de noix (marmoul), ou de pâte de datte. Le retour à la normalité alimentaire se poursuit avec les œufs et enfin par un déjeuner de viandes blanches, poulets ou coqs farcis.
Côté musulman, l’anthropologue disserte sur l’ordonnancement très précis des plats de rupture du jeûne tout au long du Ramadan : la première bouchée est réservée à la datte et à l’eau. La bouche desséchée doit ensuite être humectée par la chaleur de la soupe et la fraîcheur d’une salade. Les pâtisseries viennent clore le repas telles le hadf (pâte feuilletée farcie de noix pilée arrosée de beurre et aromatisée à l’eau de fleur de bigaradier) et le killaj (feuille de pâte farcie de semoule frite, aspergée de sirop).
L’année entière est ponctuée d’occasions particulières comme pour chasser tout risque de routine…. Mais ce qui intéresse surtout l’anthropologue, ce sont les indices de commensualité autrement dit le vivre ensemble entre chrétiens maronites et musulmans chiites. Et son livre révèle une réelle intelligence de la différence inscrite justement au cœur de ces rites religieux, le plus souvent dans un partage de la table. Les maronites, par exemple, pendant le carnaval font appel aux voisins chiites pour l’abattage du mouton de façon à ce que la viande soit halal (licite pour les musulmans) et puisse être consommées par toute la communauté villageoise sans exclure l’Autre. De leur côté, les chiites participent à la fête de la Dormition de la Vierge, de Saint Elie, entrent dans l’église lors d’un mariage ou d’obsèques d’un voisin chrétien, envoie un plat de fattoush (salade avec des morceaux de pita frits) aux familles chrétiennes à l’heure de l’iftar (rupture du jeûne) … Dans le passé, le curé aspergeait d’eau bénites certaines maisons musulmanes. Et à Pâques, les chiites peignaient des oeufs durs, et les poches pleines, rencontraient les chrétiens pour se livrer à une compétition dont le but consistait à casser les oeufs de son adversaire sans que les siens soient fêlés.
« (…) fêtes, commémorations et rites de passage ne sont pas seulement des occasion d’unité intra-communautaire. Ils constituent, dans certains cas, de moments privilégiés de rencontre interreligieuse. Le particularisme de chaque communauté en est forcément affecté. (…), écrit Aïda Kanafani-Zahar, l’auteur de cet essai. Quand ils effectuent des ouvertures à l’endroit même de la différence, quand ils se déplacent d’une communauté à une autre, les villageois établissent des liens dont l’ensemble forge le vivre ensemble, lui-même à la base d’une appartenance commune ». Mais aujourd’hui, avec l’émigration massive, l’exode rurale, une forme de sécularisation, nombre de ces rites passent à la trappe emportant tout un vécu commun. Comment recréer des passerelles adaptées au monde moderne ? Les hommes savent-ils jeter l’eau du bain tout en conservant le bébé ?

C’est ainsi que les hommes meurent
« Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien. ». (Lettre à D. d’André Gorz). C’est à mon avis la plus belle déclaration d’amour qu’un homme puisse faire à une femme. Ce matin en lisant L'Orient-le jour, j’apprends que le philosophe André Gorz vient de se suicider avec sa femme Dorine.

3 commentaires:

Lorenzo a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Lorenzo a dit…

À propos d'André Gorz et Dorine : « L’aventure, la grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu chaque jour dans le même visage. C’est le plus grand voyage autour du monde. » Alberto Giacometti

Yves Traynard a dit…

Pour aller plus loin sur la commensalité et provoquer peut-être le débat.
- Oui cela permet aux communautés un partage, un vivre ensemble, mais gare à tout angélisme et ethnocentrisme qu'on entend parfois,
- Ces traditions ne sont pas assimilables à notre convivialité festive, égalitaire et bon enfant à l'occidentale mais sont très codifiées comme tu le montres,
- L'histoire du Liban justement (mais aussi de l'Irak, de l'Inde, de l'Indonésie...) nous enseigne hélas que ces coutumes sont maigre rempart dès que d'autres intérêts sont en jeu entre communautés et ne suffisent nullement à lever les préjugés,
- Que ces traditions ne sont pas tombées du ciel mais sont des constructions humaines dont il serait intéressant de connaître la genèse, d'étudier comment elles se sont imposées, codifiées, généralisées pour en imaginer de nouvelles, pour effectivement "recréer des passerelles adaptées au monde moderne" qui soient efficientes.

Merci mille fois de ce carnet d'ornithologue qui invite à la réflexion.

"Les ornithologistes auront également les moyens de satisfaire amplement leur curiosité ; car ils y trouveront des oiseaux de toutes les grandeurs, dont le plumage est varié à l' infini, et depuis l'oiseau-mouche jusqu'à l'aigle, ou jusqu'au vautour, il y a des degrés incalculables à parcourir.", Baudry des Lozières. Voyage à la Louisiane et sur le continent de l'Amérique, 1802.