jeudi 15 mai 2008

Bach, Régina, Ali, Leïla et Chopin

Depuis une semaine, j’écoute Bach tous les matins. Bach contre ce mail morbide de mon club de randonnée qui annonce le décès de marcheurs pendant les événements. Bach contre la mort de deux voisins de Nicolas à Ras el-Nabeh. Bach contre la tentation de se terrer pour mater des DVD. Bach contre la mélancolie.
Pendant les tirs, c’était la panique, aujourd’hui, la tristesse.
Surtout ne pas se laisser envahir par la peur et l’oisiveté.

Régina Sneifer vit dans la banlieue parisienne mais se trouve coincée par les événements à Beyrouth. Elle m’invite à déjeuner au Chase, place Sassine. Toujours élégante dans son corsage violet, avec ses lunettes de soleil légèrement fumées, cette femme a de la classe. Régina a publié un livre intitulé J’ai déposé les armes qu’il faut lire. Une brèche dans le mur du silence entourant la guerre civile de 1975-90. Elle y reconnaît avec courage sa part de responsabilité dans ce conflit qui déchira le pays du Cèdre.
Née en 1962, à Hadath, un village au Sud de Beyrouth, elle évolue dans un environnement exclusivement maronite, « jusqu’à 13 ans, je vis à l’école un ennui docile qui paralyse ma pensée sans que j’en ai conscience », écrit-elle. Elle ignore tout de l’autre Liban, celui des sunnites, des chiites, des druzes. Parfois, elle entend que les réfugiés palestiniens, au nombre de 400 000, ne rêvent que de jeter les maronites à la mer… Rumeurs, peurs, désinformations, méconnaissance bercent cette enfance malgré un climat familial chaleureux, un père surtout magnifique et généreux. Et puis, le 13 avril 1975, la guerre civile éclate. Les milices se forment. La famille Sneifer se réfugie en montagne, repliée dans des abris de fortune, grenier peuplé de souris effrayante pour la petite fille ou cave infestée de cafards.
Pour se rendre utile, rester « vivante », elle propose ses services, ramasse les ordures, distribue le pain. En 1980, à 17 ans, elle franchit encore un pas en s’engageant dans la milice chrétienne de Béchir Gemayel. Elle pense ainsi défendre sa famille, sa patrie, sa foi et passe des transmissions à un réel entraînement militaire. A la mort de Béchir, elle suit un autre chef, Samir Geagea mais se sent vite mal à l’aise. Lorsque les factions chrétiennes se déchirent, la jeune milicienne commence à douter. Quel est le sens de son combat ? Vaut-il tous les carnages, la mort de ses amis proches ? Des camarades de combat sont victimes de purges internes liés aux combats fratricides entre Hobeika et Geagea. La jeune femme les visite en prison, les découvre torturés. Le doute se transforme en sentiment d'horreur. Un jour de 1986, elle apprend que des prisonniers, dont son ami Loubnane, ont été noyés, sur ordre de Samir Geagea. C’est la rupture. Régina quitte le Liban, tente de survivre puis de vivre en France, loin de la guerre et de ses souvenirs.
Vingt ans plus tard, on lui apprend que la mère de Loubnane est décédée d’un cancer au village. Cette vieille femme est morte dans l’ignorance du sort de son fils « disparu » alors que Régina, elle, savait qu’il avait été « balancé avec un poids à la mer ». Elle détenait une information qui aurait pu permettre à cette femme de faire son deuil, de trouver une certaine paix. Cette prise de conscience la décide à sortir du silence. Régina Sneifer commence à écrire son témoignage. Et c'est bouleversant.
En picorant nos salades, nous évoquons la situation actuelle qui risque de faire replonger le Liban dans cette guerre dont elle vient de m’exposer toute l’absurdité. La donne est bien différente (aujourd'hui les clivages ne sont plus entre chrétiens et musulmans et la réalité palestinienne n'est pas sur le devant de la scène), en revanche, la concentration des problèmatiques locales, régionales et internationales reste une constante.

Pour le café, je retrouve Ali Atassi, un journaliste syrien rencontré au hasard de mes pérégrinations moyen-orientales. Fils d’un homme politique qui a croupi dans les geôles d’Hafez El Assad pendant des années, Ali a longtemps conservé une admiration mêlé de ressentiment à l’égard de son père qui, sitôt libéré est mort d’une leucémie.. C’est en tournant une vidéo avec, et sur, Riad al-Turk, le plus vieux prisonnier syrien, qu’il s’est guéri de ses fantômes. Face à l’ex-détenu, le journaliste a posé toutes les questions qui le travaillaient depuis tant d’années. Un militant politique peut-il sacrifier sa famille à sa Cause et priver la chair de sa chair d’une présence ? Le film de ce dialogue est presque insoutenable de sincérité. Ali ne fait jamais dans la dentelle : il aime provoquer, dit ce qu’il pense et sort une vanne qui touche dans le mille. Désormais père d’un petit Nour, ce Syrien francophone vit dans Hamra et collabore à la rubrique littéraire d’Al Nahar.
Il me lance :
« Alors, tu as déménagé de ton piège à rat ? »
« Ben non, j’habite toujours chez Zico, mais ne t’inquiète pas, il y a un blindé devant chez moi ! »
« Génial, autant te protéger avec une petite cuillère
. »


A l'heure du thé, j'ai rendez-vous avec Leïla qui a lancé une discussion sur les violences de ces derniers jours dans sa classe de terminale. « Je veux qu’ils exorcisent cette expérience traumatisante.» Elle ne s’éloigne pas beaucoup du programme officiel qui demande d’évoquer les moyens de propagande des totalitarismes. Ici, pendant les combats, entre les nouvelles diffusées par la télévision du Hezbollah et celle du Courant du Futur, comment disposer d’informations fiables. Mercredi, la chaîne du parti chiite Al Manar a transmis une vidéo montrant des tortures horribles commises dans la ville de Halba (Akkar) par des pro-Hariri sur des militants du Parti Socialiste National Syrien. Huit seraient morts, deux se seraient réfugiés à l’hôpital. La vidéo aurait été tournée à l’aide d’un téléphone portable. Vrai ou faux ? Un journaliste de l’Associated Press me confirme les faits mais non la responsabilité du Courant du Futur.

Depuis une semaine, tous les soirs, je m’endors avec Chopin.

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