vendredi 9 mai 2008

cette nuit-la

Je traverse l’ancienne ligne de démarcation entre l’Est et l’Ouest de Beyrouth à 16h. Le taxi ne peut pas passer. Près de la rue Monnot, une odeur de caoutchouc brûlé, des poubelles renversées qui brûlent, des militaires qui patrouillent avec des gilets pare-balles. Je voulais justement éviter de me retrouver là, à cette heure là. Celle de l’intervention radiodiffusée de Nasrallah, le leader du Hezbollah. Tout le monde l’attend. Va-t-il mettre de l’huile sur le feu ou calmer ses troupes. Peut-il appeler à l’apaisement sans perdre la face ?
D’un côté, le gouvernement qui pousse le Hezbollah dans ses retranchements, l’accusant de contrôler les pistes de l’aéroport et d’installer un réseau de télécommunication illégal. De l’autre, ce « parti de Dieu » qui considère le limogeage de l’un des « siens », le chef de la sécurité de l’aéroport Wafic Choucair, comme une déclaration de guerre. Le Hezbollah exige l’annulation de cette mise à pied ainsi que le gel de l’enquête concernant le réseau de télécommunication. C'est le bras de fer, aggravé par l’envie d’en découdre qui couve depuis longtemps.

Une voiture finit par me prendre en stop et nous passons par la Corniche. Arrivée chez moi, j’entends les tirs d’armes automatiques. Leïla me dit de ne pas rester seule mais je n’ose plus sortir. Iskandar m’invite à boire avec ses amis poètes jusqu’au début de la guerre. Bérangère me donne des conseils de sécurité : ne pas me mettre devant les fenêtres, préparer un paquet avec quelques affaires, surtout ne pas bouger. Je sursaute lorsqu’un chat se glisse dans l’appartement. C’est toujours celui qui y est qui est le moins bien informé. Sur RFI passe une émission culturelle, Pierre Arditi pérore sur le théâtre. Moi, je voudrais savoir si c’est la guerre ou pas.

18h je craque. Les tirs sont tout près. Mais je sors et j’appelle mon amoureux d’une cabine téléphonique. Sa voix est lointaine… Je rentre. J’ai peur. Je pleure. Chaque balle me terrorise. Tout mon corps se cabre, je n’arrive pas à maîtriser ce sentiment de panique comme une souris prise au piège. La nuit sera longue.
A 3h heures, le bruit des roquettes se mêle à celui d’un orage. Si ça pouvait calmer les hommes d’armes. 5h je m’endors enfin. Le lendemain, j’essaie de comprendre la situation locale : devant chez moi, c’est l’armée, juste derrière, les miliciens du Hezbollah. Ils sont une dizaine, entre 20 et 30 ans. Des foulards verts, les armes à l’épaule, deux ou trois sont cagoulés. Ils ressemblent à des rambos orientaux. Le « chef » m’offre un café : « tu travailles à Future TV ? (la télévision proche du Courant du Futur qu’ils ont prise dans le nuit). Je me recrie : « Non, non ! ». Ils blaguent en critiquant Sarkozy, et vérifient que « j’aime bien » le Sayyed Nasrallah… Merci pour le café. Au pas de course, je pars en quête de pain et de cartes téléphoniques. Dans mon frigo il ne reste que du yaourt.
Le téléphone sonne sans cesse : les parents qui s’inquiètent, un ami journaliste en France, des potes libanais solidaires et surtout mon amoureux avec son côté bourru et tendre. Toute la nuit je me suis accrochée à ses textos, je les ai relus jusqu’à les connaître par cœur, à l’instar de talismans protecteurs, une main agrippée à mon téléphone portable, seul lien avec l’extérieur. Cet homme que je ne connaissais pas il y a un an est devenue la personne la plus importante de ma vie, je m’en rends compte cette nuit.
Jamais je n’ai attendu le matin avec autant d’impatience comme si le soleil allait dégager le conflit. Leïla a reçu un coup de téléphone de son ex. Le danger rapproche ceux qui s’aiment ou se sont aimés…

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