vendredi 26 octobre 2007

14 ou 8

Lundi, le chauffeur du taxi collectif est nerveux. Sa femme vient d’avoir des triplés. Son slalom sur l’avenue Sami es Sohl projette violemment tous les passagers de la banquette arrière un coup à droite, un coup à gauche.
Tu es Française ? me lance-t-il
Oui,
Bon alors tu paies le tarif normal, mais si tu venais d’Amrika, je te ferais payer dix fois le prix de la course ! S’esclaffe-t-il.
Souvent les Libanais qui disent Amrika n’aiment pas les Américains. Les autres prononcent AmErika. Au Liban, la polarisation est extrême : on est pour ou contre. Surtout quand il s’agit des Américains. Mais la ligne de clivage exacte oppose d’un côté la majorité pro-occidentale (France-USA-Arabie saoudite) alliance du Courant du futur (sunnite) de Saad Hariri, des Forces libanaises (chrétiennes) de Samir Geagea et du PSP (druze) de Walid Joumblatt ; de l’autre les mouvements chiites du Hezbollah de Hassan Nasrallah et Amal de Nabi Berri, alliés au Courant patriotique libre (chrétien) de Michel Aoun qui se rangent aux côté de la Syrie et de l’Iran. En fonction des dates auxquelles chaque camp a mobilisé ses supporters en 2005, on appelle les premiers les 14 mars et les seconds les 8 mars. Telle est la grille de lecture dominante qui dessine deux Liban radicalement opposés. Alors même si les députés, ou plutôt les chefs des camps, parviennent à se mettre d’accord sur le nom d’un président de consensus, comment convenir d’un gouvernement et d’une politique à partir de ces visions antithétiques du pays ? Indubitablement, monchauffeur(ard) ce lundi est pro-8 mars.

Mardi, le chauffeur du taxi collectif est une…femme. Elles sont dix sur sexe faible pour tout le Liban. Quand le passager descend du véhicule, elle dit Allah marak (Dieu soit avec toi). Elle est favorable au 14 mars.

Mercredi, le chauffeur de taxi collectif s’appelle Hassan. Electricien de formation, originaire de Baalbek il n’a trouvé de travail ni dans sa branche ni dans sa région, alors il enchaîne les courses pour gagner quelque 20 dollars par jour à Beyrouth. « Mais ça va, j’ai la santé, se console-t-il en plus, il y a la mer pour aspirer mes soucis ». Histoire de me convaincre, il se déroute vers la corniche. Au bout de quelques allées et retours les yeux scotchés sur le bleu de la méditerranée, on est d’accord pour reconnaître la valeur thérapeutique du front de mer. S’il réserve ce traitement à tous ces clients, ça ne m’étonne pas qu’Hasan ait du mal à boucler ses fins de mois. Devant la beauté du paysage, j'ai oublié les clivages politiques.

Jeudi, je ne veux pas prendre le taxi collectif. J’ai répété chez moi la mimique adéquate à partir de mes observations quotidiennes des piétons libanais : dès que le klaxon du taxi vous interpelle, adopter un air de mépris souverain, lever énergiquement le menton en haussant les sourcils et fermer quelques secondes les paupières. En principe ça marche. Vous signifiez ainsi: je préfère marcher, un propos difficilement audible à Beyrouth où l'on prend son 4x4 pour aller chercher une pomme chez l'épicier du coin.

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